Yachts, jets, fusées : quand l’oligarchie se déplace, la planète trépasse

Le rapport d’OXFAM publié en 2022, Les milliardaires français font flamber la planète et l’Etat regarde ailleurs, ne faisait aucun mystère de la consommation carbone scandaleuse des super-riches. On pouvait y lire page 3 : « un milliardaire a émis en moyenne 8190 tonnes de CO2 en 2018, notamment en lien avec l’utilisation de son yacht et ses déplacements en voiture, avion ou hélicoptère » (NB : pour atteindre la neutralité carbone, l’objectifs est à 2 tonnes de CO2 par an et par personne). Si infime soit-elle, quand l’oligarchie se déplace, la planète trépasse. Yachts, avions, fusées : que disent ces moyens de transport de l’état du monde ? La question était posée par le département de géographie de l’Institut la Boétie, lors d’une table ronde organisée sur le thème de la « mobilité des super riches », première d’une série prometteuse sur les espaces de la bourgeoisie.

De gauche à droite : Grégory Salle (chercheur en sciences sociales, auteur de Superyachts. Luxe, calme et écocide paru aux Éditions Amsterdam en 2021, [Cécile Gintrac et Allan Popelard à l’animation], Alma Dufour, députée LFI-NUPES, militante pour le climat, co-autrice d’une proposition de loi pour l’interdiction des jets privés, Arnaud Saint-Martin, sociologue, chargé de recherche au CNRS, spécialiste des activités spatiales. 

Le Jet de Bernard

« Tirer le fil des superyachts, des jets et des fusées privés, c’est dévider toute la pelote du capitalisme », nous prévient-on en guise d’introduction. Etudier ces objets n’est pas un luxe ni une lubie, mais bien une manière de cartographier des flux de personnes et de capitaux, tout autant que leur extrême concentration dans les mains de quelques-uns cultivant l’entre soi social, tout en se donnant à voir au plus grand nombre. Ce que les Yachts, jet et fusées illustrent, c’est avant tout l’assomption d’une classe de loisir au style de vie délirant, et pas loin d’être en mesure de faire sécession, de s’extraire du monde social. Pour la députée LFI Alma Dufour (@alma_dufour), co-autrice d’une proposition de loi pour l’interdiction des jets privés, le cadre dans lequel s’inscrit cette discussion est plus qu’alarmant. Ce cadre est celui d’un abysse qui se creuse entre ceux qui polluent – par leurs déplacements mais aussi par leur patrimoine financier et leurs investissements – et ceux qui bâtissent ce monde insoutenable. Les 6500 morts des chantiers de la coupe du monde au Qatar – grand vainqueur de la consommation carbone ramenée au nombre d’habitants – l’illustrent bien, puisqu’ils sont en grande partie issue du Bengladesh, un des pays les plus touchés par les effets du dérèglement climatique, Dufour résume : « Le changement climatique, c’est une nouvelle page de la lutte des classe, la coupe du monde au Qatar nous permet de faire un lien très direct entre la pollution des uns et les conditions de vie des autres. » 

Plus insupportable encore, poursuit la députée, cette consommation carbone ostentatoire ne stagne pas, mais augmente, et interroge tout aussi directement la répartition de l’effort à mener devant le mur climatique. Ancienne Gilet Jaune, elle rappelle une question que le mouvement posait dès ses débuts : pourquoi le carburant des voitures est-il plus taxé que celui des avions et des jets privés, alors même que les modes de déplacements sont subis par les uns, choisis par les autres ? Une injustice qui depuis, en a scandalisé plus d’un. Sur Twitter, le compte « I Fly Bernard » (@i_fly_Bernard) qui suit les déplacements du milliardaire est suivi par plus de 66 000 personnes, et a conduit l’intéressé à revendre son jet (il vole toujours, mais incognito). Pour Alma Dufour, c’est le signal d’un revirement culturel : symboliquement, il devient évident que « ces modes de vie ne sont plus moraux », et l’idée même d’interdire certaines pratiques polluantes – pas toutes – fait son chemin. C’est tout le projet derrière la proposition de loi pour l’interdiction des jets, poussée avec l’idée de rendre visible le sujet dans le débat public. « On savait qu’on allait se faire traiter de bolchevik amish », témoigne la députée, soulignant la nécessité d’aller plus loin que les taxes carbone localisées, souvent transformées en droit à polluer. Résultat de l’opération : l’idée est balayée par la majorité (même pas mise à l’agenda), mais un rattrapage fiscal est obtenu pour taxer le kérosène autant que le carburant des voitures.

Superyachts, la matérialisation du scandale

Le chercheur Grégory Salle (CNRS), auteur de Superyachts. Luxe, calme et écocide (Éditions Amsterdam, 2021) est quant à lui revenu sur la fonction expressive des yachts. Ceux-ci ont au moins un mérite, donnant un caractère tangible aux écarts de richesse que les actifs financiers, impalpables, avaient rendu abstraits. Le yacht est la matérialisation la plus extrême de la richesse, et un poste d’observation privilégié pour étudier la constitution d’une micro classe d’individus très fortunés, grands gagnants de la restructuration du capitalisme dans sa phase néolibérale, « avec les superyachts, on voit » dit Salle, aussi parce que ces objets remplissent une fonction expressive, et pas seulement utilitaire. Point de vue environnemental, la consommation ostentatoire à laquelle leurs propriétaires se livrent produit ce qu’Andreas Malm (Comment saboter un pipeline, La Fabrique, 2020) nomme des « émissions de luxe » (à différencier des émissions de subsistance), qui cochent six caractéristiques que le chercheur mentionne : « crime gratuit, immunité aux retombées, promotion du gaspillage, rétention des ressources nécessaires à l’adaptation, persistance de leurs formes les plus détestables et négation ostentatoire de l’idée même de réduction. »

Mais pourquoi faudrait-il s’intéresser aux superyachts, et n’est-ce pas là une perte de temps, s’interroge-t-il ensuite. Deux obstacles surgissent en effet à l’énonciation d’un tel sujet. Le premier tiendrait dans sa superficialité : ces pratiques concernent une proportion numériquement infime de la population, une petite fraction dont les actes restent somme toute marginaux, argument que le chercheur balaie aussitôt, « le pouvoir exercé par cette fraction infime est inversement proportionnel à sa taille ». Second obstacle, l’idée que puisque cette fraction de dominants a clairement fait sécession (spatiale, sociale), alors leurs pratiques ne nous intéressent pas plus qu’elles ne nous affectent. Dans un « coin » du monde social, les supers riches ne seraient pas « notre » problème. Mais ils le sont pourtant bien. Leurs pratiques passent par la domination de l’espace, une domination qui façonne des lieux, remodèle des économies locales, favorise ou décourage certaines activités : ses effets sont matériels et symboliques tout à la fois. Paradoxalement, c’est moins la notion de mobilité que convoque le yacht, que celle d’immobilité : ce sont des moyens de transport, mais surtout des moyens de garantir l’entre soi tout en participant de la reproduction sociale. En outre, l’effet d’entraînement sur les imaginaires, notamment sur le reste des classes supérieurs, est palpable, jusque dans les mises en scène publicitaires. Le yacht continue d’être un horizon désirable (des milliers de personnes y posent les pieds chaque année, lors de locations saisonnières par exemple).

Mobilité et immobilité sont deux notions qui devraient être pensées en lien avec la question des inégalités. Dans le Nouvel esprit du capitalisme (1999), L. Boltanski & E. Chiapello expliquent que le rapport mobilité / fixité-rigidité s’était imposé comme composante majeur des rapports de domination contemporains. « Les grands ne tiennent pas en place. Les petits restent sur place », résumaient les auteurs. Alors que l’enracinement était vu comme un facteur de précarité, (comme l’illustre l’ouvrage de Benoît Coquard, Ceux qui restent, La Découverte, 2019 – sur les contraintes de la mobilité), le « Grand tour » des riches, ingrédient essentiel d’une bonne éducation, signalait leur capacité à se jouer des frontières, leur cosmopolitisme, etc. Toutefois, leur mobilité allait de pair avec un ancrage territorial, condition de la notabilité. Aussi, le pouvoir des riches ne réside pas dans leur mobilité, mais dans la capacité à choisir d’être mobile ou de rester sur place, de se rendre visible ou invisible (dissimulation versus parade sociale).

En tout état de cause, conclut Grégory Salle, s’il y a une certitude aujourd’hui, c’est que nous ne nous sortirons pas de cette situation par la massification, comme ce fut le cas pour les autres moyens de transports (la voiture, le train, dans une certaine mesure l’avion, des pratiques élitaires qui se sont diffusées). Rejouer ce processus présente peu d’intérêt (les bateaux de croisière sont tout aussi problématiques), et « on ne collectivisera pas les jets ». Il est peut-être temps, là aussi, « d’en finir avec eux » dans une stratégie générale de décélération.

Tourisme spatial : les galipettes des milliardaires en apesanteur

S’il y a bien une activité réservée aux ultra-riches qui bénéficie de mises en scène particulièrement soignées, c’est le tourisme spatial. Un domaine qu’Arnaud Saint-Martin (@ArSaintMartin) explore in situ depuis quelques années. Décrivant quelques scènes récentes, le sociologue plante le décor. D’abord Jeff Bezos (Amazon, Blue Origin), revenant le 20 juillet 2021 de quelques secondes en apesanteur, se livre à quelques réflexions convenues sur la fragilité de la Terre, et remercie – ce n’est pas passé inaperçu – « chaque employé d’Amazon et chaque consommateur d’Amazon parce qu[‘ils ont] donné pour tout ça. » Comme si ce saut de puce dans l’espace constituait l’aboutissement de l’aventure Amazon, où 18 000 employés ont été licenciés en ce début d’année 2023. Du côté d’Elon Musk (SpaceX), la mission Inspiration4 a permis d’envoyer trois touristes ou astronautes « commerciaux » sur la station spatiale internationale (ISS) pendant trois jours, via la compagnie privée Axiom (fondée par l’ancien directeur des vols habités de la NASA à Houston), pour la bagatelle de 55 millions de dollars. Des aventures « sponsorisées par la puissance publique », précise Saint-Martin, la capsule Crew Dragon ayant bénéficié de l’appui de la NASA, tout comme l’ISS, cela va de soi. Depuis quelques années déjà, l’idée de privatiser cette dernière fait son chemin, un appel d’offre a même été amis, et plusieurs sociétés telles que NanoRacks, Axiom Space, Northrop Grumman et Blue Origin ont répondu. Le tourisme spatial a le vent en poupe, Axiom pense par exemple à amarrer son module privé dont le design a été pensé par Philip Starck à l’ISS, précisant dans la plaquette publicitaire que ladite « capsule [est pensée] comme un nid, un œuf confortable et amical dont les matériaux et les couleurs sont issus d’un univers fœtal. […] En harmonie avec les nuances de lumière et de couleurs du jour et de la nuit, l’œuf vivra aussi selon le biorythme et l’humeur de son habitant osmotique. »

Le tourisme spatial n’est certes pas une nouveauté (on se souvient du voyage de l’astrotouriste Dennis Tito dans l’ISS en 2001), et si son poids financier reste anecdotique dans l’économie du spatial prise dans son ensemble (quelques centaines de millions dans un marché évalué à plus de 366 milliards), les études de marché demeurent invariablement optimistes, certains cabinets anticipant une croissance de 37 % avec un chiffre d’affaire de 8,6 milliards en 2030. Signalant l’entrée dans une « nouvelle ère » (celle d’une « démocratisation » de l’accès à l’espace), le tourisme spatial est autant un produit d’appel qu’une diversion, dans un marché aux ressorts politiques nombreux – domaine militaire au premier plan. De la même manière, si le coût environnemental du tourisme spatial reste anecdotique comparé à celui que provoque l’industrie prise dans son ensemble, il n’en demeure pas moins réel : « Les premières études (ici et ) réalisées par des chercheuses et chercheurs indépendant·es l’attestent. La propulsion de l’avion-fusée de Virgin est particulièrement sale dans les hautes couches de l’atmosphère (27,2 tonnes de CO2 pour un vol, plus les suies particulièrement nocives, c’est environ cinq fois l’empreinte carbone d’un vol Singapour-Londres) ». A cela, il faut ajouter la pollution engendrée par les infrastructures, souvent implantées dans des zones protégées ou à protéger. Il faudrait toutefois savoir raison garder, affirme le sociologue : « Depuis le climax de l’été 2021, c’est le calme plat », l’accident de Blue Origin survenu en septembre 2022 a sérieusement refroidi le marché, alors que l’avion-fusée VSS Unity de Richard Branson (Virgin Galactic) est coulé au sol, avec des effets désastreux sur le cours de bourse.

Quel besoin le tourisme spatial entend-il satisfaire ? Selon les témoignages recueillis par Arnaud Saint-Martin, la motivation première est le contraire de la mobilité : « une suspension en zéro-G, une aimable lévitation entre gens de bonne compagnie », une manière de « s’extraire du vulgaire » et toucher du doigt le statut tant convoité d’astronaute (la préparation en moins). Plus que toute autre, la mission « Dear Moon » du multimilliardaire japonais Yusaku Maezawa l’illustre, il s’agit de réaliser un vol circumlunaire en compagnie d’artiste, d’influenceurs et de YouTubeurs, pour – littéralement – « faire rêver l’humanité ». La ruée vers l’orbite est pour le sociologue un exemple hyperbolique des mobilités des super-riches, poussant à son paroxysme l’idée de « besoin artificiel », au sens qu’en donne Razmig Keucheyan. A ce titre, des embryons de régulations émergent (avec notamment l’idée de taxer les astrotouristes à la mesure de leurs émissions de dioxyde de carbone), et interrogent très directement cette marchandisation des usages de l’espace – l’astrocapitalisme – qui repousse d’abord et avant tout la frontière de la décence.

***

Un traditionnel échange autour de la question « que faire ? » a permis de conclure ces échanges sur les mobilités des super riches, avec quelques points convergents. D’abord concernant le clair aveuglement du (des) gouvernement(s) concernant la conduite à tenir face à ces modes de consommation. Alma Dufour rappelant à cet effet les propositions de la Convention citoyenne sur le climat s’étant tenue en 2019, qui avait demandé à interdire les vols sur le territoire français si une alternative en train et en moins de 4 heures était disponible : une idée vidée de sa substance depuis. Comment réduire les émissions de tout un chacun si on ne peut pas réduire les plus superflues, c’est-à-dire celles des plus riches ? Au regard de l’urgence, l’enjeu n’est plus de taxer ces activités, mais bien d’interdire les plus nocives, quitte à le faire dans un cadre national, en espérant un « effet domino » (plutôt que de compter sur d’hypothétiques régulations internationales qui traînent, selon la députée). Pour ce qui est du tourisme spatial, la régulation pourrait venir d’elle-même note Arnaud Saint-Martin, suite à un accident mortel par exemple (on se souvient de celui du VSS Enterprise en 2014). Une ironie macabre qui ne s’applique pas aux yacht, qui causent toujours autant de dégâts environnementaux, malgré quelques actions menées ici et là pour les limiter.

Quoiqu’il en soit, nous gagnerions à ne pas trop nous habituer à ces riches qui se donnent à voir dans ces « moyens de transports », car c’est aussi une manière pour eux de nous habituer à l’indécence de leur richesse.

Pour visionner l’intégralité de la rencontre, rendez-vous sur YouTube.

S’abonner
Notifier de
guest
1 Commentaire
Inline Feedbacks
View all comments
trackback

[…] Yachts, jets, fusées : quand l’oligarchie se déplace, la planète trépasse (maisouvaleweb.fr) […]