Le mythe moderne de la destruction créatrice

schumpeter Le mythe moderne de la destruction créatrice

La destruction créatrice est un sujet à la mode. Joseph Schumpeter, économiste allemand du début du siècle dernier détaille le concept de destruction créatrice en 1942 dans Capitalisme, socialisme et démocratie. Depuis, il est empiriquement admis que chaque phase d’innovation fait naître un nouveau monde lorsque le précédent meurt. Logiquement, le nouveau monde compense l’ancien jusqu’au prochain cycle.

Pour autant, il semblerait qu’aujourd’hui cette compensation ne se fasse plus. C’est en tout cas la question que posait Marc Giget le 17 Mars aux Mardis de l’Innovation lors d’une conférence qu’il animait sur le thème « L’innovation gap est-il  durable ? »

Présentation Mardis de l'innovation

Schumpeter n’avait pas prévu la révolution numérique

Amazon n’a pas compensé la perte de 13 000 libraires en 3 ans. La R&D dans le médicament a considérablement augmenté mais le nombre de molécules nouvelles n’explose pas. Dans le secteur musical, le digital n’équilibre clairement pas l’emploi perdu par la fin des supports classiques. Le constat semble partagé par tous, du MIT aux organismes internationaux : l’emploi souffre de l’innovation (comme déjà vu sur Mais où va le Web, (jusqu’à 47% des emplois pourraient disparaître d’ici à 2025).

Historiquement, la technologie rationalisait l’existant en créant de nouvelles tâches plus sophistiquées pour l’Homme (les éditeurs et les imprimeurs remplaçaient les copistes). Dans le temps qui est le nôtre, il semblerait que la productivité augmente alors que le nombre d’emplois diminue. En parallèle, les salaires stagnent ou baissent pour une majorité de la population. Les entreprises innovantes ne font pas exceptions, les salaires chez Apple sont 15% plus bas que la moyenne aux États-Unis, la majorité des employés travaillant dans les Apple Stores. Les nouveaux emplois créés seraient ainsi peu qualifiés ou ultra qualifiés, le ventre mou (la classe moyenne) serait largement lésée dans l’affaire. C’est bien sûr sans compter sur les emplois créés dans les pays en développement ou émergés.

Alors, sommes-nous dans la vallée de la mort de l’innovation ? Le problème apparaît plus complexe, Schumpeter n’a pas anticipé l’essor du numérique.

La vallée de la mort de l'innovation

La vallée est le laps de temps qui sépare la recherche académique de l’application industrielle

Afin d’expliquer la teneur du phénomène, Marc Giget répertorie 4 points susceptibles d’expliquer pourquoi l’« Innovation Gap » semble durer plus longtemps que prévu :

  • 1. L’ère des robots, ou comment la révolution technologique place l’intelligence artificielle en concurrence avec l’intelligence humaine

Si vous dites encore NTIC pour Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, vous avez probablement raté un train. On parle dorénavant de NTICI avec un I pour « Intelligence ». L’intelligence démarre là où les mécanismes s’arrêtent. En effet, la technologie ne se contente plus de remplacer par des outils la force physique, elle se substitue dorénavant à l’intelligence humaine moyennant une combinaison de savoir-faire.

La synthèse du langage, la traduction en temps réel, l’identification, les  algorithmes de sélection, de tri et de recherche dessinent un futur dans lequel 66% de nos activités pourraient être effectuées par des machines (le nombre varie selon les études, mais reste élevé dans l’absolu).

PART DES MÉTIERS SUSCEPTIBLES D’ÊTRE FORTEMENT INFORMATISÉS ET AUTOMATISÉS

PART DES MÉTIERS
SUSCEPTIBLES D’ÊTRE FORTEMENT INFORMATISÉS ET AUTOMATISÉS

Le rapport du cabinet Roland Berger sur les classes moyenne face à la transformation digitale conclut ainsi : 

« La vague de transformation digitale à l’œuvre depuis les années 2000 pourrait être aux cols blancs dans la décennie à venir, ce que la mondialisation et l’automatisation industrielle ont été aux cols bleus dans les années 1980-1990. »

Assez naturellement, nous assistons au grand retour de l’iconographie du robot qui remplace l’humain. En 2015, le mouvement devient militant et concret, par exemple aux Etats-Unis où des manifestations anti-robots commencent à apparaître. Une forme de Luddisme moderne, en somme. 

Après les casseurs de machines du XIX, les critiques de l'intelligence artificielle

Après les casseurs de machines du XIXème siècle, les critiques de l’intelligence artificielle

Si l’analogie avec le Luddisme paraît évidente, aucun référentiel historique ne présente une situation dans laquelle autant d’emplois auraient été détruits et remplacés si vite par la technologie.

  • 2. Un cruel besoin d’éducation aux nouvelles technologies pour débloquer l’innovation

Un deuxième axe clé pour expliquer l’ « Innovation Gap » serait le manque de formation. Léonard de Vinci et Pasteur avaient à cœur d’éduquer la population aux pratiques de l’innovation, aujourd’hui, 15% seulement des plus de 40 ans sont formés en France.

Assurément, les innovateurs ne sont pas ceux que l’on s’imaginerait. L’Entreprise orientée vers la technologie a cruellement besoin que les métiers s’approprient de nouveaux usages et techniques. A titre d’exemple, la technologie laser n’a pas été originellement pensée pour soigner la rétine ou chauffer l’encre des imprimantes, c’est néanmoins son utilisation majeure. L’innovation est un processus qui nécessite d’intégrer des mécanismes dans des usages concrets.

James Bond dans un processus d'appropriation technologique lors d'une mission dans l'espace (Moonraker)

James Bond dans un processus d’appropriation technologique lors d’une mission dans l’espace (Moonraker)

Il a donc fallu à un moment donné que le corps médical croise des physiciens pour entrevoir des débouchées industrielles. Le cœur artificiel est le parfait exemple de combinaison de métiers, formations et savoir-faire autour d’une ambition commune (des dizaines de corps de métiers et secteurs ont dû collaborer pour finaliser un premier prototype).

L’idée ici est de bien comprendre que la technologie toute seule n’est pas créatrice d’emplois. Le modèle actuel survalorise peut-être la valeur que créeraient les start-up. En effet, le « Winner takes all » s’applique toujours très bien à l’économie américaine où l’innovation est tuée dans l’œuf par d’anciennes start-up devenues des grands groupes. Paradoxalement, les États-Unis sont un des ensembles les moins entreprenants au monde, malgré une puissance en terme d’innovation et des entreprises dynamiques, des structures comme Twitter ou Snapchat n’emploient que quelques centaines de salariés, pas de quoi compenser une véritable industrie.

Les start up ne crééent pas d'emploi

En réalité, les start-up créent de moins en moins d’emplois

  • 3. L’innovation est trop « Geek » et pas assez axée sur les besoins des individus

« L’innovation, c’est introduire le progrès dans la vie réelle »

Est-il trop tard pour réaliser que l’innovation produit essentiellement des gadgets et relativement peu d’améliorations concrètes dans la vie quotidienne ? Un tiers des publicités citent le mot « innovation », pour autant le Nouveau n’a plus le vent en poupe. Le progrès, oui.

Sans surprise, les attentes des français en terme d’innovation concernent d’abord la « simplification » ; transports, environnement et rapports sociaux interindividuels.

Les innovations plébiscitées par les français

Les innovations plébiscitées par les français

Toutefois, 80% de l’offre de l’innovation est axé sur le divertissement, qui arrive en 11ème position seulement dans les attentes. Aucune innovation n’a réellement réglé l’essentiel des problèmes (comme le temps passé dans les transports ou encore le fait qu’en moyenne les familles manquent de 15m² pour arriver à un optimum en terme d’espace).

A y regarder de plus près, les véritables problèmes ou frustrations contemporaines (travail, santé, amour) produisent les sites les plus visités (Doctissimo, Meetic, Monster) pour ne citer que ceux-là. Sites eux mêmes produits par un système qui a rétréci et contracté le temps, dans lequel les relations interpersonnelles sont réduites ou digitalisées. sujet précédemment traité ici, (à propos du cercle vicieux du Quantify-Self).

  • 4. La peur d’investir est le fardeau du monde moderne

Enfin, ce serait le manque d’investissement qui bloquerait l’innovation. Le « Fabless » (pour « pas d’usine ») ne serait pas un pari gagnant. L’idéologie tient en une image :

Le futur selon le National Center on Education and the Economy

Le futur selon le National Center on Education and the Economy

Le National Center on Education and The Economy est une institution non étatique qui a parfaitement représenté ici un mode de pensée dévastateur pour l’économie américaine. Les pays « en développement » seraient les victimes permanentes d’un système parasitaire qui s’appuierait sur les inégalités sociales. C’était sans compter sur leur capacité (et peut-on leur en vouloir ?) à récupérer brevets, techniques, processus. Pendant que les États-Unis fourmillent de start-up qui n’ « uppent » pas, la Chine est passée du statut de d’ « atelier  du monde » à « laboratoire du monde ».

Quoi qu’il en soit, l’Europe aurait un retard d’investissement de 200 milliards d’Euros, étrange paradoxe à l’heure ou la rigueur semble imposer aux États des restrictions à toutes les échelles. Chemin faisant, Samsung, probablement l’entreprise la plus puissante du monde a investi l’année dernière 32 milliards de dollars en industrie. Oui, 32 milliards.

Conclure et déduire sur la destruction créatrice : trouver des pistes de sortie

Alors, comment sorti de l’innovation GAP ? Chacun déduira de cet article un avenir radieux ou la fin prochaine de la civilisation humaine, en attendant, plusieurs pistes de sortie semble émerger de cette séance aux Mardis de l’innovation :

  • Renforcer la coopération et adopter des standards communs
  • Renouer avec la culture de l’investissement
  • Assurer une véritable formation continue
  • Créer des infrastructures stratégiques et génératrices d’activité, bénéfiques à tout le monde

Pour aller plus loin, Mais où va le Web vous invite à tempérer cette vision en allant lire cet autre article : Travail et automatisation, pourquoi faut-il être néguentropique ? qui traite de problématiques similaires dans une optique totalement différente.

fleuron

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D'ormeaux Laurent
D'ormeaux Laurent
8 années il y a

J’ai lu l’article. Excellente approche du contrepied que constituent les nouvelles technologies et principalement le domaine du numérique à la théorie de Schumpeter. Il est vrai que cette vague d’innovations ne donne pas lieu ou du reste très peu à un processus d’embauche dans un autre secteur d’activité censé l’accompagner.
En revanche au niveau de l’accroche de ton article: chaque phase d’innovation engendre la disparition d’un environnement technologique au profit d’un nouveau.
Ce n’est pas parce qu’un monde disparaît que les grappes d’innovations font apparaître un nouveau monde mais c’est précisément à la faveur de ces dernières qu’un nouveau monde apparaît. Après il y’a bcp de chances pour que je me méprenne et confonde avec la théorie du déversement développée par Alfred (Sauvy) !
En tout cas très bon article. ^^

ShazmDC
ShazmDC
7 années il y a

Super intéressant,

Une des citations qui illustre cet article est « L’importance d’un progrès se mesure à la grandeur des sacrifices qui doivent être faits »
Généalogie de la Morale, F.Nietzsche

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[…] personnes auront la chance de vivre une expérience incroyable. Le mythe moderne de la destruction créatrice […]

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4 années il y a

[…] Le charme est rompu et de nouvelles affaires se créent continuellement, appâtées par le profit. Le mythe moderne de la destruction créatrice. La destruction créatrice est un sujet à la mode. Joseph Schumpeter, économiste allemand du […]

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[…] de nouveaux postes de travail dans de nouveaux secteurs. Et Rifkin n’est pas le seul à pointer les limites de « la destruction créatrice ». Pénurie de travail, montée des inégalités, plutôt que fin du travail, pour Aaron Benanav, […]