Retour sur un débat public chez Ars Industrialis [Europe & disruption]

Ars Industrialis est une association créée par et autour du Philosophe Bernard Stiegler. Celle-ci se présente comme « une association internationale pour une politique industrielle de l’esprit ». 

Véritable laboratoire d’idées et d’échanges, Ars Industrialis ne verse pas pour autant dans le story-telling ou le marketing du Think-tank. Le site http://arsindustrialis.org/ est régulièrement alimenté et vous pourrez facilement accéder en ligne à une école de philosophie (que je recommande chaudement) nourrie de nombreuses vidéos.

Je ne suis pas adhérent à l’association mais il m’arrive de me rendre à leurs réunions publiques [voire, Travail et automatisation, pourquoi faut-il être néguentropique]. Je vous propose de revenir sur la dernière qui a eu lieu samedi autour du thème « L’Europe que nous voulons, puissance publique et disruption ». Cette séance a duré une bonne partie de l’après-midi et de nombreux intervenants, y compris dans le public, ont pu ajouter leurs voix à celle de Bernard Stiegler. Ce billet est à prendre comme un série de notes, un extrait de carnet de bord, rien de plus. Je précise au passage qu’Ars Industrialis n’est pas affiliée à un parti politique (pour autant, si vous travaillez pour un fonds spéculatif, vous ne serez pas vraiment le bienvenu).

Le public a répondu à l’appel d’Ars Industrialis

Première surprise, salle comble. Alors même que l’association revient sur ces succès et échecs passés, notamment en termes de visibilité, la salle du Théâtre Gérard Philipe se remplit, il y a des gens sur les marches et par terre.

Au centre du débat, un irrévocable et grave constat : les recommandations d’art Industrialis n’ont que peu percé ces dernières années. Le nouvel horizon intellectuel est 2022, voire 2030. 2017,  « c’est déjà fichu ».

Les combats clés à venir ? La monnaie, la confiance, le crédit. Evidemment, une lutte active contre les pouvoirs démesurés des banques. Si la critique est virulente, elle est constructive : pour Bernard Stiegler, il faut créer ces fameuses « bifurcations néguentropiques », c’est à dire des activités ne produisant pas d’entropie (c’est à dire de destruction) et dont la réalisation effective devrait passer par un système fonctionnant à la manière de celui des intermittents.

Fin du salariat et processus de disruption

Créer de la néguentropie, c’est facile à dire, d’autant plus qu’il n’y a pas de consensus sur la définition du terme. De quoi donner du fil à retordre à des chercheurs en sciences sociales. Ca tombe bien, ces chantiers sont à l’oeuvre dans l’école doctorale du Philosophe.

De toute façon, l’alternative actuelle n’est pas joyeuse. Les activités humaines sont destructrices, le très proche sommet COP21 sur le climat à Paris ne prévoit aucune mesure vraiment contraignante et le contexte d’automatisation remet en cause l’avenir du salariat, celui-ci va sensiblement décliner dans les années à venir. Le constat est partagé par tous : il y a de plus en plus de temps, et de moins en moins de travail.

Etrange, il y a quelques semaines, j’assistais aux mêmes conclusions lors d’une discussion portant sur le thème de l’automatisation au collège des Bernardins. Les grands esprits se rencontrant, les conclusions sur le travail et l’emploi amènent à une véritable réflexion autour du revenu contributif (aussi souvent appelé « salaire universel ») dont l’objectif est de décorréler le travail du salaire, ce qui permettrait à chacun d’envisager son rôle dans la société en dehors du rapport de soumission au travail (et donc de s’adonner à une activité néguentropique à la place, vous suivez ?).

Pendant ce temps, des pans entiers de l’économie continuent à se faire « uberiser » ou « désintermédier » par de nouveaux acteurs qui ont souvent cette fâcheuse tendance à créer des monopoles. Au passage, ceux-là remettent en cause une partie des protections individuelles et autres petits parachutes sociaux indispensables (oui, même les chauffeurs Uber font grève dans notre monde si moderne).

Expérimenter dans les territoires

Dans ce contexte de disruption, Ars Industrialis apporte des expérimentations locales, des « pilotes » grandeurs natures pour essayer le revenu contributif et mettre en place des activités néguentropiques. La communauté d’agglomération Plaine Commune (Seine Saint-Denis) va ainsi devenir le bac à sable des idées de l’association.

En ligne de mire : produire du réel en passant de la théorie à la pratique. La grande peur qui anime Ars Industrialis, c’est celle de l’ « anthropocène », ce constat que l’homme est aujourd’hui entré dans une ère géologique ou il est devenu une force majeure et résolument dangereuse pour son environnement.

ars industrialis

En toute logique, si l’Europe doit changer, alors elle doit aller vers des activités néguentropiques qui bâtiront l’ère du « néguentropocène ». Pour parler simplement : l’Europe doit aller vers des activités qui font « perdurer ». Est-il besoin de préciser que ça n’est pas le cas aujourd’hui ? L’économie n’a d’ailleurs pas d’autres objectifs que celui de faire perdurer, ou « persévérer dans son être » comme le dit si bien mon copain Spinoza. Pour faire perdurer, il faut donner aux individus la possibilité d’adhérer librement à des objectifs partagés (c’est ce que l’économiste Amartya Sen appelle les « capabilities »). Très concrètement, c’est ce qu’Ars Industrialis met en oeuvre en Seine Saint-Denis en inventant de nouvelles plate-formes, notamment sur le web.

En effet, pour Bernard Stiegler, le web est un moyen privilégié pour établir ces nouvelles activités. Il milite et agit pour une architecture planétaire néguentropique. Selon lui « le web est devenu une machine à calculer nos comportements pour les téléguider », or il n’avait pas du tout été pensé comme cela à l’origine. Il doit reprendre une forme plus humaine et surtout, plus utile.

Du vocabulaire comme barrière à l’entrée

Quand on entre chez Ars Industrialis, il faut apporter son lexique et envisager de piocher dans l’intégralité de son background académique. Même si pour Bernard Stiegler « nous sommes tous intellectuels », il vous faudra probablement « vous remonter les manches » pour suivre le fil des raisonnements à l’oeuvre.

Qu’à cela ne tienne, l’association a ouvert un lexique consultable en ligne et particulièrement clair, il faut bien l’avouer. Voici par exemple la définition de Pharmakon, un terme dont vous ne pourrez pas vous passer si vous décidez de mettre les pieds dans l’univers de Stiegler.

J’ai pour ma part toujours plaisir à prendre part aux discussions de l’association, et si le lexique est un peu ardu, l’association a au moins le mérite de rendre compte d’actions concrètes. J’irai donc creuser de ce côté si c’est possible.

Ces réunions sont à proprement parler des échanges autour de questions politiques, tout citoyen peut y accéder et participer comme bon lui semble. Il est difficile de rendre compte de quatre heures d’échanges dans un modeste billet (je m’en aperçois bien en me relisant…) mais je ne pouvais décidément pas ne rien ramener d’un samedi aussi riche.

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