Amazon déploie en France son bouton connecté pour faire les courses en 1 clic depuis chez soi : le Dash Button. Une simple pression du doigt sur cet objet connecté collé sur le frigo permet de se faire livrer en une heure à peu près n’importe quoi. Si le Dash Button est pratique et ingénieux, on le dit aussi particulièrement pernicieux, outre l’aspect totalement addictif de la chose, on l’accuse d’enfermer le consommateur dans un réflexe qui lui ôterait absolument toute possibilité de détour par la concurrence avant l’achat.
Réduire à zéro les frictions avant l’acte de passer à la caisse n’est pas une première pour Amazon qui a déjà breveté le désormais célébrissime 1-Click Buying sur internet, nos index en seront éternellement reconnaissants à la firme. Nos cerveaux, un peu moins. Mais qu’on aime ou pas le géant Amazon, il faut reconnaître que la société a littéralement explosé les standards de la relation client et offert un confort d’achat sans précédents.
Tout le monde a l’air content du Dash Button
Pour autant, doit-on se réjouir de voir arriver dans les chaumières cette ultime extension technologique du plus grand épicier au monde ? Ici et là, nous n’avons lu que louanges béates pour l’objet : Clubic conclut son article d’un complaisant « Amazon Dash Button : le début de l’avenir », Le Journal du Net évoque à peine le coût écologique et semble déterminé à y voir l’inexorable progression d’une « élégante technologie » chez les particuliers (sincèrement, il faudra m’expliquer en quoi un bout de plastique avec un logo de marque est « élégant »).
Mais convenons-en, l’appareil offre une expérience diablement parfaite. Un pression pour se refaire un stock de café, de papier toilette ou de dentifrice, il fallait y penser. Tous les « indispensables » de la maison entrent dans le périmètre du Dash Button, autant de temps perdu rattrapé, de trajets évités pour aller au supermarché du coin.
C’est indéniable, on se libérerait bien l’esprit en automatisant un certain nombre de tâches triviales comme avoir à choisir l’une ou l’autre de ces marques de croquettes dans un rayon qui n’en finit plus. Se faire livrer en une heure sans utiliser son cerveau ni ses jambes est inexorablement plus séduisant. Mais de là à faire entrer cette énième innovation dans le giron de la « révolution numérique », il y a comme un doute qui flotte.
Qui peut se payer un bouton à 200 000 $ ?
Il y a plusieurs cadres d’interprétation du Dash Button. Le premier nous dit que dans une économie librement concurrentielle, restreindre le choix du consommateur aux quelques marques qui sauront débourser les 200 000 $ du ticket d’entrée (vu sur Numerama qui eux, ne cèdent pas à la fascination) nécessaire à la création de leur bouton (1 bouton sur le frigo = 1 marque) revient à clairement assumer le caractère monopolistique de l’opération. Les épiciers et autres vendeurs bio en développement se contenteront eux, de la rue, à défaut de pouvoir intégrer ce nouveau capitalisme de plateformes.
Le second cadre d’interprétation nous dit qu’une économie librement concurrentielle qui promeut tout ce qui peut répondre au désir immédiat du consommateur sans qu’il ne puisse réfléchir aux conséquences desdits désirs risque un jour ou l’autre de poser quelques problèmes. En réduisant à zéro le coût cognitif qui précède l’achat, Amazon étend ce grand mouvement de « fluidification » de l’expérience client qui pourrait contribuer à nous ôter toute possibilité de devenir enfin ces consommateurs responsables (les fameux consom’acteurs).
En effet, à regarder de plus près les marques distribuées via un Dash Button on comprend vite l’angoisse (entre Nestlé qui fait travailler des enfants dans les champs d’huile de palme, Pampers et ses couches cancérogènes ou encore Nivea et ses crèmes douteusement pétrochimiques, il y a comme un malaise). Consommer et se ravitailler est une chose, donner à chacun le pouvoir presque magique d’assouvir son désir immédiat en est une autre (il est d’ailleurs peu probable que la somme des désirs individuels accouche d’une société qui puisse se contenter d’une seule planète, mais c’est sujet à débat, paraît-il).
On pourra rétorquer qu’Amazon n’est pas responsable des produits que vendent ses entreprises clientes. Ce qui n’est pas faux, mais pas tout à fait vrai non plus. L’univers clos du Dash Button amenuise les possibilités de modifier ces choix de consommation futurs, quand bien même son prix (5 euros pour le consommateur, 200K$ pour le revendeur) viendrait à baisser, il y a fort à parier que chaque consommateur final n’ait pas plus d’un bouton par marque ou produit. Ce qui d’une certaine manière le sur-fidélise par rapport à cette marque (avec une sacrée prime pour les premiers entrants) et renforce par la même occasion des modes de consommation qui – s’ils sont peu écologiques – auront d’autant moins de chance d’évoluer.
Mais non ça ne change rien, c’est pas parce que j’ai un bouton que je suis obligé d’appuyer dessus
C’est là que ça devient intéressant, on pourra rétorquer qu’un bouton tout seul n’a pas le pouvoir d’orienter le consommateur qui lui, sait très bien ce qu’il veut et peut tout à fait évoluer dans ses choix. C’est se méprendre sur la neutralité des mécanismes technologiques.
Bien sûr, les modes de consommation dépendent d’une multitude de facteurs (habitus, conscience écologique, lectures, entourage, etc.), pour autant, chacun est sensible aux messages publicitaires et aux stratégies marketing. Un français qui voit en moyenne 2000 publicités par jour ne peut décemment pas être en dehors de toute influence (et personne ne le blâme !), Le mécanisme est le même avec cet ostentatoire bouton connecté, sa présence même suggère l’usage. Mais voilà, nous ne sommes pas (que) les « machines à consommer » que craignait Hannah Arendt :
« Toute notre économie est devenue une économie de gaspillage dans laquelle il faut que les choses soient dévorées ou jetées presque aussi vite qu’elles apparaissent dans le monde pour que le processus lui-même ne subisse pas un arrêt catastrophique ».
En outre, le bouton d’Amazon reste un petit bout de plastique bourré d’électronique qui, lui seul, représente un coût écologique non négligeable. Parions qu’ils seront bientôt distribués gratuitement par tout un tas de marques qui auront vite compris que la place sur le frigo est chère (à l’heure où l’on peine déjà à interdire les sacs plastiques dans les grandes surfaces, quel paradoxe !). Avec la livraison en une heure, il ne manque pas grand chose pour donner le sentiment à madame Michu qu’elle vit dans un grand hôtel ou visite un pays très pauvre (le genre de pays où on vous ouvre toutes les portes, où on porte vos valises, etc.).
Bref.
Clarifions. Il s’agit là d’une innovation qui contient tous les potentiels. Il y a la folie de la consommation irréfléchie, il y a aussi l’optimisation logistique (cartouches d’imprimantes, approvisionnement des cantines, hôpitaux, et que sais-je encore) qui peut en effet révolutionner des secteurs entiers (on en parle peu, d’ailleurs). Il y a donc aussi du bon dans ce bouton Dash qui fâche.
Dans l’absolu, on ne peut pas non plus exclure qu’Amazon se lance un jour dans un commerce plus réfléchi, équitable, axé sur une forme de consommation responsable (mais il faudra sérieusement revoir leur business model, et compter sur une demande suffisante pour ce genre de services, ce qui, avec le Dash Button, pourrait être compromis : un vrai cercle vicieux).
En attendant, ne cédons pas à la fascination ! Les choses ne sont souvent présentées que sous leur format innovant, original, en faisant fi des mécanismes qui poussent un peu plus loin ce monde d’assistés du bulbe refusant tout effort. Il y a dans ces mécanismes assez de force pour déraciner nos consciences écologiques.
PS : il y a tout un tas de boutons sur ce site pour partager cet article, s’abonner au blog, etc. Allez-y, appuyez !
C’est surtout que ça me fait penser à une machine à expresso, une grande hein, de celles qu’on trouve en entreprise pour faire croire au salarié qu’on pense à son bien-être. Et le parallèle n’est pas anodin, tu te doute. J’y ai pensé en voyant l’image avec la machine à laver. Tu te fais sur ton frigo ta petite série de boutons, bien alignés, bien comme il faut, et tu cliques à l’envie. Sans même insérer ta pièce, comme c’est beau.
Ton article soulève super bien le problème ET de concurrence et de responsabilisation des marques par l’achat. En les finançant, il est clair qu’on encourage bien ces marques à faire n’importe quoi… Et le client avec.
Mais sur l’aspect pratique, il y a deux points qui me font sourire : quid des enfants ? Quid de ta lise de course et de ton budget. Réfléchissons deux secondes : tu n’as pas tous les produits. Toutes les marques. Du coup, tu vas biper ton PQ, appuyer ton dentifrice, et presser ton jus d’orange (elle est gratuite ^^). Mais si t’as envie de ton poulet, et qu’il n’y a toujours pas de bouton qui fait « côt-côt », tu vas faire quoi ? Les courses. Et là, tu te dis qu’en fait… Tu peux pas t’absenter si t’as ta livraison à la con. Ou bien que ça valait finalement plus le coup de tout faire à carrefour. Voire, c’est peut-être moins cher en fait… Et t’as plus de choix. Et là, là j’pense qu’on a un frein qui fait de se gadget… […] … (j’aime faire de groooosses pauses dramatiques) un gadget. Quant aux enfants, tu m’as comprise =)
Enfin bon, j’adore ton article, merci beaucoup ^^
Joviale et percutante comme à ton habitude. Oui, au final c’est un peu l’humanité spatiale du film « wall-E », et encore je n’ai pas traité ici la propension à surconsommer (c’est la fameuse expérience du bol qui se remplit en permanence : on mange 30% plus sans s’en rendre compte). Mais encore une fois, j’insiste sur le caractère ambivalent de cette technique, si elle exclut toute capacité de réflexion avant achat (c’est un peu le cas sur le web aussi me dira-t-on, à l’exception qu’on ouvre quand même plus facilement un onglet supplémentaire qu’on n’ajoute un bouton sur son frigo), il y a tout de même de vrais cas d’usage pour tout un tas de secteur ou la question du choix de réapprovisionnement ne se pose même pas tant c’est évident. Bref, au delà du buzz, le vrai progrès reste à inventer.
Parler de quelque chose, même si c’est pour critiquer, surtout s’il s’agit d’une nouveauté, c’est participer au buzz, grappiller du temps de cerveau disponible, tenter vainement d’exister dans la conscience collective en surfant sur l’énergie la plus facile : le flux du troupeau.
Décevant pour qui rêve de nouvelles ouvertures, de percées visionnaires, de terres vierges à explorer, de paradigmes sociaux, d’un monde à réinventer.
Les dynamiques qui sous-tendent le techno-capitalisme n’ont plus besoin d’être explicitées tant les ficelles sont grosses. La question n’est plus d’être pour ou contre mais de passer à autre chose.
Pour sortir de la manipulation collective mortifère, changez de logiciel d’exploitation.
Faites-nous rêver, faites-nous espérer, focalisez notre attention sur des concepts constructifs, parlez-nous du libre, d’un monde meilleur. Racontez-nous comment on peut utiliser les nouvelles technologies pour co-construire une intelligence collective et un bien commun.
Produisez un imaginaire positif, attrayant, vivifiant. Dites-nous ce que nous pourrions réaliser sur une base d’informatique libre, de souveraineté numérique, de réseaux citoyens, de démocratie participative, de partage des connaissances… Faites des prophéties auto-réalisatrices. Soyez visionnaire !
Un lecteur attentif
Bonjour Vu à la Télé.
Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce commentaire qui, si je ne me trompe pas, est un tout petit peu personnel.
Je répondrai donc personnellement, puisque cette critique m’est adressée directement. Mettre sur le compte du temps de cerveau disponible l’esprit critique, c’est se méprendre sur sa nécessité. Oui, je pense qu’il est nécessaire, parfois, de surfer sur la vague. Choisir le moment « où les choses se passent » pour en parler de façon critique, c’est s’inscrire (en effet) dans un flux, c’est aussi apporter de la réflexion au moment où l’attention se focalise sur le sujet. Vous me faites ce procès, le feriez-vous à un journaliste ? (qui produisent essentiellement sur cette base temporelle). J’ai récemment parlé par exemple, du fichier TES relatif à la concaténation des données biométriques des français, ai-je eu tort d’en parler au moment opportun ? Qui plus est, les thèses développées ici (surveillance, expérience client et « transformation numérique », etc.) sont traverses à tous mes articles (ou presque). C’est un grille d’analyse qui peut s’appliquer à un sujet du moment, à un futur sujet.
Vous déclarez que « Les dynamiques qui sous-tendent le techno-capitalisme n’ont plus besoin d’être explicitées tant les ficelles sont grosses. », je pense que vous vous fourvoyez complètement. Peut-être que vous-mêmes, ou votre milieu êtes au fait des enjeux concernant le numérique, ce n’est pas le cas de tout le monde. Humblement, petitement, j’y contribue. Je développe dans un langage que je crois simple des mécanismes parfois complexes. C’est une manière de faire grandir l’esprit critique. On peut, ou pas, être d’accord avec ce que j’avance. Et ça ne m’importe pas, pourvu qu’on débatte. Je planche d’ailleurs de plus en plus à des formats simples et didactiques pour transmettre des notions technocritiques qui elles-mêmes, impliquent la suite de votre message.
Parler du libre, du « monde meilleur » nécessite avant tout d’avoir cet esprit critique sur le réel ! Qu’est-ce que la non-neutralité de la technique ? Comment agit le marketing, l’ergonomie, sur nos cerveaux ? Comment fonctionne l’économie de l’attention ? … sont des questions préalables à tout projet. Ce sont des « concepts constructifs ». De la même manière, le libre, j’en parle souvent, à travers les problématiques de surveillance et de marketing (en creux, certes, mais c’est une façon de faire). Il y a aussi des gens bien plus armés que moi pour faire des tutoriels ou expliquer comment installer une distrib’ Linux ou remplacer tel logiciel par tel autre (je pense à Dégooglisons internet par exemple, Framasoft, etc.). Je pointe très régulièrement vers ces sites.
« Faites-nous rêver », encore une fois, vous me prêtez un rôle difficile. Je ne suis pas un prophète, et je n’ai que deux mains. Je travaille sur les sujets de démocratie numérique, je les connais encore trop mal pour apporter une pierre nouvelle à l’édifice, ça viendra, c’est une question de temps. En outre, je ne pense pas que la technologie soit toujours le sujet sous-jacent, mon passé de politiste me dit que la démocratie participative, peu importe sa forme, se heurte à des barrières culturelles (réseau d’amis, habitus, etc.) qui transcendent le numérique. Le numérique est une toute petite partie d’un tout complexe, pas une solution à plaquer sur la société pour la faire devenir « plus démocratique » d’un coup de baguette magique. S’il y a bien quelque chose que je combats ici, c’est l’idée selon laquelle le numérique est synonyme « d’intelligence collective ». La technique est un phénomène bien plus complexe.
Enfin, Mais où va le web ? est un des rares blogs (tenu par une personne, je le rappelle, qui fait ça gratuitement, par passion, rien d’autre) qui peut à la fois parler technocritique, initiatives innovantes, art et culture. J’ai ici même interviewé un certain nombre d’artistes, acteurs, auteurs, vidéastes, intellectuels qui eux, apportent une part de rêve (quoi de mieux que l’art pour rêver ?). J’ai à plusieurs reprises également soutenu des projets de crowdfunding (voyage scolaire, Fablabs, événements). Ajoutez à ça les entrepreneurs (dernièrement Le Même en Mieux) qui apportent leur édifice à un monde alternatif et qui ont leur place ici. Vous pouvez retrouver toutes ces « terres vierges à explorer » ici : http://maisouvaleweb.fr/category/culture-bit/
Au passage, si des initiatives vous parlent et que vous les souhaitez voir traitées ici, je prends avec plaisir les idées d’articles, comme indiqué dans ma section « à propos ».
Je prends votre commentaire à la fois comme une critique, aussi comme un signal : ne cherchez pas ici un prospectivisme béat, ni un personnage providentiel. La techno-béatitude est déjà partout sur internet et promet monts et merveilles sans jamais vraiment se questionner, et souvent en servant la soupe chaude à des industriels qui n’investisse dans la « démocratie numérique » que parce que c’est un marché ou une manière de se racheter une conscience.
Je ne suis pas là pour décrire un monde parfait qui n’existe pas. Je suis dans le réel. Je ne sais pas ce qu’est une « percée visionnaire », en revanche je sais que je soutiens mensuellement Wikipédia, c’est plus concret pour moi. Bref, ne me demandez pas de faire ce que la plupart d’entre nous ne peuvent pas faire, surtout quand beaucoup d’ailleurs, ne font rien du tout. Personne n’a la solution tout seul.
Quant au partage de connaissance voyez-vous, c’est ce que je fais ici-même ! (c’est sans doute là que vous êtes le plus dur !).
Sinon, une partie de la communauté représentée par ce site s’organisera bientôt en collectif (en préparation), et nous organiserons des conférences, débats, etc. Je sens qu’on viendra encore nous dire que « nous ne sommes pas visionnaires »… Et vous ?
[…] veut ou de ce qu’on ne veut pas. Un très bon exemple du concept d’affordance réside dans le Dash Button d’Amazon : d’une simple pression sur ce bouton épinglé sur le frigo, on peut commander un produit, […]
[…] présent, quelques solutions nous habituent déjà à ce genre de futur. On connaît bien sûr le bouton Dash d’Amazon qui permet de commander un nouveau produit ou une recharge d’une simple pression sur […]
[…] toujours pas été éliminé – sauf à se faire livrer « sans-couture », hier avec le Dash Button d’Amazon, aujourd’hui grâce à son assistant virtuel. Tout au mieux, faire la cuisine est une […]