Du putsch muskien sur Twitter

C’est partout, Elon Musk rachète Twitter. Le « milliardaire excentrique » – comme on dit – veut s’approprier l’oiseau bleu pour, dit-il, lui rendre sa liberté, renouer avec la liberté d’expression qui selon lui, s’est tarie sur le réseau. On s’étonne que Musk, fort de plus de 80 millions de followers, et qui apparaît quasi quotidiennement en « Trend topic » se plaigne du fait que certains contenus soient rendus invisibles. Soyons clairs, le milliardaire ne trompe personne. Il nous ressort un grand classique de la droite et l’extrême droite américaine : les grands réseaux sociaux seraient biaisés en leur défaveur et il conviendraient pour sortir de cette situation d’en changer les règles (pour d’autres règles : les leurs).

La (super) émission Le meilleur des mondes, diffusée sur France Culture, produite par François Saltiel (@fsaltiel) avec Juliette Devaux (@Ju_devaux) s’est intéressé au sujet. J’ai eu le grand plaisir de partager ce plateau avec Olivier Lascar (@olascar), rédacteur en chef du pôle digital de Sciences et Avenir, et Leila Mörch (@morchleila), coordinatrice du projet de recherche, content Policy and Society Lab à l’université de Stanford en Californie.

Sans spoiler le contenu de cet échange, revenons ici sur quelques points et références qui me semblent importantes dans cette affaire (et aussi parce que je n’ai vraiment pas pu tout dire en si peu de temps, comme d’habitude) :

Bien que la modération sur Twitter et sur les autres réseaux sociaux souffre de nombreux problèmes et pèche par son manque de transparence, affirmer qu’il faudrait en finir avec la modération, ou en revenir à une conception idéalisée de la liberté d’expression dans sa vision libérale comme seul mode de régulation de de la parole en ligne relève au mieux de l’ignorance, au pire de l’envie de voir émerger des plateformes encore plus toxiques et malsaines. Mike Masnick l’explique bien dans Techdirt en analysant l’échange du milliardaire avec Chris Anderson : Musk a l’air de redécouvrir les problèmes qui se sont posés il y a de cela 10 ou 15 ans chez les fondateurs des réseaux actuels.

Il me semble que l’on rate dans cette affaire, ce qui pourrait mener à une réelle discussion de fond sur le caractère démocratique d’un réseau social. Sans verser dans un absolu rejet de ces outils qui, bon gré mal gré, permettent ici et là de constituer quelques mouvements, nous gagnerions à nous rappeler qu’ils sont avant tout conçus pour que nous réagissions et que nous diffusion de l’information. Quand il s’agit de se coordonner et de s’organiser socialement, ils sont beaucoup moins utiles. Comme l’explique très bien la sociologue Zeynep Tufecki dans son passionnant ouvrage Twitter et les gaz lacrymogènes, les réseaux sociaux sont certes des leviers pour faire passer certains mouvements à l’échelle, mais au péril de leur longévité, la capacité à se connecter si facilement en ligne se faisant parfois au détriment des liens physiques qui permettent à toute lutte de se constituer dans la durée et de produire des effets concrets sur le réel. Twitter ne sera jamais vraiment un idéal de démocratie – pas tant que son modèle d’affaire reposera sur la publicité – mais nous pourrions tout à faite imaginer, comme l’ont fait des chercheurs de l’université de Washington, des interfaces qui permettraient de mieux discuter de nos désaccords en ligne. Ce serait un bon début. 

Dans une perspective plus bassement technocritique, je me dis également que toute interrogation sur le potentiel démocratique des réseaux sociaux ne va pas sans une réflexion sur les infrastructures techniques sur lesquelles ils reposent : smartphones, câbles, data-centers et jusqu’aux mines de cobalt. La liberté repose sur un socle de conditions matérielles qui concernent également le numérique, même si ce principe est plus évident à comprendre avec l’automobile (symbole s’il en est de la liberté, et pourtant, au détriment de l’environnement, de la santé, etc.). Sur quoi nos libertés d’ici et maintenant sont-elles indexées ? Quand bien même Twitter atteindrait un optimum « démocratique » grâce à une modération devenue relativement saine : où et comment travaillent les modérateurs ? S’agirait-il encore et toujours d’un outil contribuant à l’accélération du monde, de ses flux, et des consommables électroniques qui s’amassent dans des décharges à ciel ouvert…? Il y a, là aussi, de la « liberté » et de la « démocratie » en jeu.

Enfin, j’ai personnellement beaucoup de mal avec la fascination qui entoure le personnage d’Elon Musk. Comme je le dis à l’antenne, on peine avec lui plus qu’avec d’autres à séparer l’homme de l’artiste. Musk est peut-être un génie, peut-être juste une émanation nécessaire de l’histoire. Mais c’est surtout un personnage violent, repris maintes fois pour avoir été particulièrement odieux envers des journalistes et des salariés de ses entreprises. Il agit dans cette affaire avec Twitter comme il le fait avec Starlink ou SpaceX : en méprisant les contestations (d’astronomes, de citoyens et agences environnementales), avec une seule idée en tête : imposer sa volonté et sa vision du progrès. Musk n’a l’air de choquer personne quand il déclare que pour sécuriser l’approvisionnement en lithium nécessaire aux batteries des véhicules Tesla, il pourrait être judicieux de réaliser un coup d’Etat en Bolivie, nous ramenant par cette allusion à une vision toute coloniale des relations avec l’Amérique latine, « arrière-cour » des Etats-Unis. Non, Musk n’est pas un bienfaiteur, et je ne crois pas que se retrouver chez lui, sur Twitter, à plusieurs centaines de millions, soit une bonne nouvelle.

Image en tête d’article : France culture / Le Meilleur des mondes

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Hubert Guillaud
1 année il y a

Dans l’excellente série WeCrashed, consacrée à la faillite de WeWork et à son charismatique patron, Adam Neumann – qui n’est pas sans rappeler Musk -, on perçoit bien combien cette fascination est complètement décorellée de toute réalité. Et surtout qu’ils continuent à avancer leur agenda sans jamais apprendre de leurs erreurs et aberrations. Notre fascination pour leur succès, oublie bien souvent de souligner combien l’argent peut devenir une construction sociale délirante. C’est tout à fait là où nous sommes rendus.