La bombe et nous : retour sur une semaine de retombées médiatiques

En quelques jours à peine, les débats sur le nucléaire ont opéré un véritable revirement. Du civil, la conversation est passée au militaire suite à l’intervention de Vladimir Poutine ce 27 février 2022, intervention au cours de laquelle le président russe déclare avoir mis en alerte la « force de dissuasion » qui, comme chacun le sait maintenant, comporte un volet nucléaire. L’information est logiquement reprise et diffusée jusqu’à saturation sur les réseaux sociaux, où un vent de panique a soufflé. La menace nucléaire « revient » (elle n’est jamais vraiment partie), les gens sont nerveux et googlent des questions bizarres. C’est parfaitement compréhensible. Pour autant, le traitement médiatique laisse dans l’ensemble, coi. Si l’on n’attendait pas de la presse qu’elle nous rassure, on peut regretter la course à l’angoisse dans laquelle elle s’est parfois lancée.

Loin de moi l’idée de relativiser les menaces en cours dans cette guerre tragique qui commence, encore moins de proposer un tuto pour construire un abri antiatomique. Il n’est cependant pas impossible qu’un YouTuber s’y mette bientôt, si cela peut générer du clic. Voyez plutôt. 

Et si ça me tombe dessus ?

Première réaction à la menace : une flopée d’article sur les effets qu’aurait une bombe nucléaire si elle tombait pas loin de chez nous. Les vidéos dédiées au sujet remontent sur la page d’accueil YouTube à mesure que l’on transite d’une chaîne d’info en continu à l’autre. D’article en article, la question revient : on demande sur Slate « Que se passerait-il si une bombe nucléaire tombait sur Paris ? », puis c’est une rafale de duplicate content sur Actu.fr : « Quels seraient les dégâts d’une frappe nucléaire sur la ville de Toulouse, Lyon, Nancy, ou du Mans ? » (« Cataclysmiques » apparemment, on ne s’en serait pas douté). Les australiens se posent aussi la question, petite nuance à Londres où on préfère se demander en combien de temps arriverait le missile et où diable sont les bunkers antiatomiques (réponse : il arriverait très vite et du coup, les bunkers sont probablement trop loin). Tous ces papiers décrivent les quatre phases d’une explosion nucléaire : selon l’endroit où l’on habite (centre-ville ou périphérie), on sait donc à peu près à quelle sauce on sera vaporisé.

Pour ajouter au lugubre, on trouve en se promenant dans les titres de presse ou derrières les hashtags « nucléaires » qui ne cessent de monter en « Trend Topic » sur Twitter, des images, vidéos ou infographies où les bombes sont soigneusement comptées, comparées et rangées. Têtes nucléaires, pictogrammes nucléaires, missiles et ogives, des plus petites aux plus puissantes, des plus radioactives aux plus « propres » : on sait désormais qui possède quoi et combien, non pas que cela nous avance dans l’affaire puisque 10, 290 ou 5000, les dégâts sont déjà irréversibles – le mot est faible – avec 1 ou 2. Toute tentative de rationaliser les forces en présence confine à l’absurde. Cela ne décourage pas le site Futura Sciences qui demande aussi ouvertement qu’innocemment « quelle est la bombe nucléaire la plus puissante de l’histoire ?», l’heureuse élue est la bombe « Tsar » (huit mètre de long pour une puissance de 57 mégatonnes, merci à la rédaction de conclure qu’il faut espérer qu’un tel record « n’aura plus jamais besoin d’être battu », vraiment).

L’Episode Satan 2

Parce que comparer les bombes ne suffit pas : deuxième raison de s’angoisser avec le moment « Satan 2 », qui lui aussi, produit son lot de tweets, de titres, d’inquiétudes, de cartes, de photos et de disputes dans les quelques jours qui suivent « l’annonce ». Satan 2, c’est ce missile russe contenant plusieurs têtes nucléaires, et qui serait en mesure d’anéantir le territoire français. Parmi les milliers de tweets et réponses qui circulent en ligne, des messages tout à fait essentiels : plus besoin d’acheter des pastilles d’iodes si nous sommes rayés de la carte nous dit l’un, la « capacité d’action » du missile est de 10 000km, carte à l’appui, écrit l’autre, nous partageant ainsi l’effet de Santa 2 sur la France, enfin, « apparemment ».

Mais ne blâmons pas (que) les Twittos, dès le 28 février, donc 1 jour après le coup de pression poutinesque, c’est Midi libre qui expose ce missile « rappelant la dévastatrice Tsar Bomba » (encore elle). D’autres sites tout aussi sérieux nous enjoignent à « Tout savoir sur le missile russe capable de raser un pays comme la France », dans la joie et la bonne humeur. On se rassurera comme on voudra, mais certainement pas en lisant ou en visionnant ces autres papiers et vidéos qui fleurissent à propos de la capacité de la France à intercepter un missile en vol (le Huff Post a choisi de nous l’expliquer sur fond de petite musique angoissante. Spoiler : la réponse est que quand même, ça ne marche pas trop).

Si l’effet recherché par Poutine est de pétrifier son auditoire et plus particulièrement les populations civiles peu habituées à ce genre de menaces et encore moins à même de déchiffrer leurs messages subliminaux (nous y reviendrons), alors il peut compter sur ces nombreuses reprises médiatiques et autres phénomènes viraux. Ça en énerve certains : « Sans blague, y’a des baffes et des cours de déonto(logie) qui se perdent. C’est quoi la suite ? On fait des simulations de largage sur Paris ? Histoire de bien faire flipper les gens et alimenter le climat déjà bien anxiogène ? » demande le journaliste Nicolas Quenel dans un Tweet, pointant vers un autre article de Sud Ouest.

En effet, on aimerait assister aux conférences de rédaction où apparemment, le choix des sujets à traiter a dû faire l’objet d’un concours du titre le plus sinistre. Et quitte à fabriquer de l’inquiétude, alors autant la mesurer : c’est CNews qui s’y colle avec un sondage auto-administré : êtes-vous inquiets de la menace nucléaire russe ? Oui, répondent les français à 76%, mais la news n’est pas là, car si 78% des « électeurs de gauche » sont inquiets, ils sont seulement 38% chez les fans de Zemmour, bien plus courageux évidemment. De nouveau, on rappelle le nombre d’ogives dans chaque camp, parce que c’est important de savoir combien de bombes vont pleuvoir.

Pendant ce temps sur sur TPMP, Cyril Hanouna expose une simulation de frappe sous forme d’un scénario (« et si la Russie nous attaquait ? »). Le Général Dominique Trinquand, invité de l’émission, tente bien de relativiser la menace, de rassurer son auditoire et les mines inquiètes des chroniqueurs. Il faut dire qu’arguer du fait que la destruction mutuelle assurée dissuaderait tout usage inconsidéré de la bombe peine à désamorcer les frayeurs, surtout quand la conversation tourne autour du profil psychologique du dictateur. Toute cette rhétorique dissuasive repose en grande partie sur la « rationalité » des pays « dotés » de la bombe et de leurs dirigeants, ces mêmes dirigeants rationnels qui en premier lieu, ont eu la géniale idée de construire et d’accumuler ces bombes par centaines et milliers.

Simulateurs de frappes nucléaires

Notons que les « prévisions » de dégâts nucléaires proviennent tous de trois principaux simulateurs de frappes atomiques OutriderNerdist et Nukemap. Si le premier semble hors service et affiche un message de soutien au peuple ukrainien, les deux autres fonctionnent bel et bien. Dans sa Newsletter sur The Atlantic, Charlie Warzel s’est d’ailleurs fendu d’une entretien avec le concepteur de Nukemap, Alex Wellerstein, historien des sciences et des armes nucléaires. Celui-ci y raconte les habituels sursauts de visites lors d’événements historiques, comme les 70 ans d’Hiroshima et Nagasaki. L’historien note que le trafic actuel de Nukemap (600 simulations par seconde) dépasse tout ce que le site a connu jusqu’alors (40 millions de visites depuis le début, quand même).

Niveau expérience utilisateur, Nukemap fait simple : l’utilisateur choisit une cible (par exemple une ville), puis une bombe (triées par nom et par puissance dans une longue liste déroulante et déprimante), puis d’un clic de souris, il lance la bombe sur la ville : un jeu d’enfant. S’affichent alors des cercles concentriques qui illustrent les différentes zones de dégâts et nombre de morts (une fonctionnalité ajoutée après-coup) depuis l’épicentre jusqu’à la périphérie.

Wellerstein rapporte deux types d’utilisateurs bien distincts de son simulateur : ceux qui visent leur propre ville, et ceux qui visent une autre ville que la leur. La plupart des américains ciblent d’abord leurs propres villes, puis le Japon, à des fins de reconstitution des frappes passées s’imagine Wallerstein. Israël ressort comme le seul pays où les utilisateurs visent d’abord l’étranger (en l’occurrence l’Iran). Un point fait l’unanimité : tous les utilisateurs envoient d’abord les bombes les plus puissantes (NB : ce n’est pas nécessairement la stratégie la plus efficace pour assurer un maximum de destruction : comme le rappellent Richard Wolfson et Ferenc Dalnoki-Veress dans un long texte publié sur The MIT Press reader, envoyer plusieurs « petites » bombes serait bien plus meurtrier qu’en envoyer une seule, même très grosse).

Nukemap a changé la vie de son concepteur, l’a amené à se poser des questions philosophiques (pourquoi présenter l’impact de la bombe du point du vue du tireur ? ce qui l’a conduit à produire une version 3D pour Google Earth, qui n’est plus en ligne cependant). Son site lui vaut régulièrement des messages de personnes paniquées qui lui demandent des conseils sur l’attitude à adopter pour échapper au pire en cas d’attaque nucléaire. C’est vrai ça : que faire en cas d’attaque nucléaire ?

Comment survivre à une attaque nucléaire (grâce à internet) ?

Futura Sciences nous est de nouveau d’un grand secours en ce 28 février qui n’était pas déjà assez stressant comme ça : « Pourrait-on survivre à une attaque nucléaire ? ». Sans doute la même conférence de rédaction, le même concours de sujets angoissants. Que faire ? Où se réfugier ? Combien de temps ? Faut-il brûler ses habits après l’explosion ? Des questions existentielles en somme : sommes-nous tous égaux face à une bombe atomique ? Faut-il fuir Paris (un conseil que j’ai réellement lu sur les réseaux sociaux, pas sympa) ? Et à défaut, la station de métro près de chez vous est-elle assez profonde ? (C’est mieux si vous habitez à Abesses).

Sur YouTube, la chaîne « Draw my economy » nous régale d’une discussion que vous avez peut-être vous-même eue avec votre moitié·e : faut-il migrer vers la maison de campagne (une question que tout le monde se pose évidemment), et surtout : « doit-on craindre une guerre mondiale, voire même nucléaire, ou pensez-vous que comme lors de la crise des missiles de Cuba, tout rentrera dans l’ordre ? ». Quoi que vous en pensiez, sachez quand même que ça ne changera strictement rien.

Car il n’y a pas grand-chose à faire : 219 Likes pour le tweet de @Libshipwreck, habituellement cynique mais un peu plus sur ce coup-là : « Evidemment, beaucoup de gens doivent l’entendre : en cas de guerre nucléaire vous ne vous transformerez pas soudainement en Mad Max ou en un personnage de Fallout. Soit vous serez mort, soit vous regretterez de ne pas être mort. » Ambiance.

Pause LOL

Parce qu’internet, c’est aussi des chatons et des memes, on tourne en dérision cette histoire de bombe, et ça continuera tant que ça ne pètera pas. Poutine en tutu par là, Poutine décontracté qui explique comment il a « satanisé » la France par ici (NB : comme pour toutes les tentatives de blague depuis le début de cette guerre, j’ai du mal à rire).

Sardine Ruisseau, compte parodique de l’écologiste Sandrine Rousseau, s’inquiète du fait qu’ « une guerre nucléaire totale serait catastrophique pour le bilan carbone de la planète ». On rigole bien. Un problème pourtant pas si anodin, et soulevé à maintes reprises dans le passé. Récemment d’abord – enfin il y a 11 ans – par le Huffpost qui demandait en 2011 donc, si une « petite guerre nucléaire pourrait inverser le réchauffement climatique », article qui ressort à la faveur de l’actualité et suscite au passage son lot d’indignations. Puis il y a plus longtemps aussi, quand cinq personnalités dont Richard Turco et Carl Sagan suggéraient dès 1983 dans Science la possibilité d’un « hiver nucléaire », tout ceci est très sérieux.

Pêle-mêle atomique

Quand bien même l’horloge de l’apocalypse n’a jamais été aussi proche de minuit, il est encore temps de ressortir les archives. Le Monde Diplomatique exhume un article de 1962 publié par un député travailliste au moment de l’épisode la baie des cochons, nous ramenant aux heures les plus sombres de l’équilibre de la terreur. Terreur, un mot qu’on redécouvre. 

On y trouve les éléments de langage du jour : à propos de l’OTAN, des armes nucléaires « tactiques » – quel doux euphémisme -, l’auteur en convient : « je considère que cette classification est absolument aberrante. La seule distinction valable qui puisse être faite est entre armes nucléaires et armes non nucléaires. » Il y rappelle, comme Richard Wolfson et Ferenc Dalnoki-Veress, qu’une guerre nucléaire « limitée » est peu probable.

Tout le contraire de l’irresponsable Général Vincent Desportes qui, fort de ses fréquents passages sur des chaînes à forte audience appelle à n’en lancer qu’une pour tétaniser l’adversaire et en finir une fois pour toutes, comme ce fut selon lui le cas le 6 août 1945 à Hiroshima, puis le 9 août 1945 à Nagasaki. Irresponsable et menteur, car cette version de l’histoire tient de la propagande, comme le rappelle l’historienne Susan Lindee : « la plupart des études sérieuses sur le sujet suggèrent que l’entrée de l’Union Soviétique dans la guerre la semaine pendant laquelle les bombes furent lâchées fut le facteur décisif menant à la capitulation du Japon. L’idée publique selon laquelle la bombe arrêta la guerre fut créée par ceux qui en firent usage ».

Un peu surpris au passage, de ne pas avoir croisé ces jours derniers cette citation attribuée à Albert Einstein, qui devrait suffire à nous décourager de toute pensée idiote : « Je ne sais pas comment sera la troisième guerre mondiale, mais ce dont je suis sûr, c’est que la quatrième guerre mondiale se résoudra à coups de bâtons et de silex. »

Plus sérieusement

Il est largement temps de conclure cette compilation morbide déjà trop longue. Sur Arte, 28 Minutes conviait aussi cette semaine Marc Semo (Le Monde), Olivier Kempf (FRS) et Héloïse Fayet (IFRI), cette dernière rappelant à quel point l’annonce du Président Poutine relevait d’un double discours : à destination des populations civiles à des fins psychologiques (ici, et encore plus en Ukraine évidemment), mais aussi envers les puissances adverses, afin de signaler dès à présent les seuils et les niveaux de dialogues nécessaires dans les corps diplomatiques, lesquels n’interprètent pas la menace comme vous et moi.

Même son de cloche côté France 24, où l’on rapporte qu’il s’agit là d’un « signal politique », une manière de faire pression. Sans pouvoir pour autant pouvoir faire aboutir la menace, explique Michel Goya dans un remarquable entretien avec les lecteurs du Monde : « Ce n’est pas pour l’instant crédible. L’emploi de l’arme nucléaire est un tabou. Son emploi tactique (arme de « faible » puissance) en Ukraine serait désastreux pour l’image de la Russie, qui serait mise définitivement au ban. Son emploi stratégique (thermonucléaire) contre les pays occidentaux est inenvisageable du fait de la possibilité de rétorsion immédiate. La menace nucléaire est, en réalité, un peu la dernière possibilité de manœuvre russe, mais elle est forcément vaine face à d’autres puissances nucléaires. »

En bref : l’actualité est déjà terrible, est-il nécessaire d’en rajouter ? Bien sûr, j’entends parfaitement l’effet cathartique de tous ces articles. J’entends aussi qu’on défende l’idée suivant laquelle mieux vaut se préparer au pire, j’entends la peur, l’angoisse, je ressens aussi tout ça. Mais je ressens aussi la fatigue de cette paralysie qui n’en finit pas, après deux ans de Covid, puis ça, comme si le monde s’arrêtait soudainement de tourner, rendant futile absolument tout, nous obligeant à nous fixer sur le scénario le plus terrible. J’aimerais qu’on saute cette étape qui ne mène nulle part, puisqu’on ne saurait de toute façon ni où aller ni où se terrer. J’aimerais qu’on parle de l’après, quitte même à faire semblant : de dissuasion, de désarmement et de non prolifération, des questions que pose le nucléaire – civil également – dans un monde instable. Parlons du futur, pas de la fin du monde.

Irénée Régnauld

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Amieux
Amieux
2 années il y a

Comme il fait du bien cet article. Merci !

Last edited 2 années il y a by Amieux
St Ep
2 années il y a

Merci pour cet article, je regrette pas d’avoir, par hasard, coupé mes réseaux juste avant le début de la guerre. Quelle époque de merde.

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jeangardelli@gmail.com
jeangardelli@gmail.com
1 année il y a

Bonjour,pour info bien sur et dans le sens de vos inttérogations… dans le cas d’une construction d’un abri anti-atomique, quelle doit être la profondeur et la taille de celui-ci ? la taille du béton armé ? prévoir combien de semaines de nourritures et d’eau pour survivre ? Pour détecter le niveau de radiation à la surface quels sont les meilleurs outils ?