« Le mythe de l’humain augmenté » : pourquoi le transhumanisme progressiste n’existe pas

Depuis quelques années, le transhumanisme et certaines de ses idées se sont imposés dans le débat public. Bien que ce mouvement fasse déjà l’objet de nombreuses critiques, l’examen des ressorts politiques de l’augmentation humaine par la technique est loin d’être achevé. Un vide que comble le sociologue Nicolas le Dévédec avec son ouvrage Le mythe de l’humain augmenté, une critique politique et écologique du transhumanisme (Ecosociété, 2020), où il expose les filiations directes entre le transhumanisme et la volonté de contrôle des corps, caractéristique d’un nouvel âge biopolitique néolibéral. Entretien.

Vous affirmez qu’il existe plusieurs versions du mouvement transhumaniste, dont une qui se désigne comme « progressiste ». Qu’en est-il ?

En effet, depuis plusieurs années, on voit cette distinction se faire entre un transhumanisme californien, et un autre qui se voudrait plus démocratique et social. Ainsi, beaucoup de commentateurs dissocient le « bon » transhumanisme, héritier de l’humanisme, du « mauvais », érigé en épouvantail libertarien. Il y a bien eut une évolution dans le mouvement transhumaniste, de ses origines jusqu’à aujourd’hui. Cependant cette nouvelle tendance dont l’association française « Technoprog » est une des incarnations, demeure problématique. Si ces transhumanistes abordent des questions sociales, écologiques, et laissent penser qu’ils visent autre chose qu’à augmenter l’humain dans une perspective très individualiste, le fond commun avec le transhumanisme est bien présent, et se caractérise par un rapport totalement dépolitisé à notre monde social.

Cela se traduit de la manière suivante : le problème reste toujours l’humain, son corps, son esprit. Aussi, pour expliquer la violence et les guerres, les transhumanistes progressistes incriminent notre sens moral qu’ils jugent désuet. Cette « biologisation » conduit à adopter des réponses technologiques centrées sur l’adaptation humaine, en l’occurrence ici, augmenter notre empathie pour régler ces problématiques globales. Même chose pour les questions de santé : plutôt que d’interroger notre modèle de société industrielle, dont les nuisances sur l’environnement et la santé sont connues, ils vont incriminer notre corps, parce qu’il serait archaïque et adapté aux temps les plus reculés de notre histoire, mais pas à la société d’aujourd’hui. Résultat : il ne faut pas changer notre modèle de société, mais adapter le corps humain.

Le transhumanisme est souvent critiqué pour son caractère libertarien, mais vous expliquez que ce mouvement est aussi proche de l’idéologie néolibérale, pourquoi ?

Une des principales critiques qui vise le transhumanisme dans sa forme californienne est son caractère libertarien : anti-Etat, individualiste, etc. Néanmoins, dans les formes les plus progressistes, cet ancrage est moins prévalent. En revanche, je montre que le lien avec le mode de pensée néolibéral est très fort. Je m’appuie pour cela sur le travail de la philosophe Barbara Stiegler qui dans son ouvrage « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019), établit une généalogie de l’impératif de l’adaptation qui s’incarne dans le néolibéralisme. Le néolibéralisme est bien plus large que le libertarianisme ou le libéralisme : il ne s’agit pas d’être contre l’État, ni d’être individualiste ou juste favorable à la société du « tout-marché », mais bien d’adapter les êtres humains au modèle de société capitaliste.

Stiegler retrace bien comment cette idéologie naît dans les années 1930, dans un contexte de crise de la pensée libérale et du libéralisme classique. A ce moment, les penseurs libéraux se disent que quelque chose ne fonctionne pas dans la théorie du « laissez-faire ». C’est là qu’arrive l’idée, défendue notamment par Walter Lippmann et d’autres économistes, que le problème n’est ni le marché ni la société capitaliste, mais l’être humain. Naturellement, celui-ci ne parviendra pas à établir une société capitaliste fonctionnelle, il faut donc le transformer activement à cette fin, et le refaçonner sur le modèle de l’entreprise. C’est presque un travail de rééducation de l’homme, des sociétés et de l’État. Ce n’est donc pas « moins d’État », comme ce que souhaitent les libertariens. Il s’agit plutôt de démultiplier la forme de l’entreprise à tous les échelons de la société, de l’État jusqu’à l’individu dans son existence la plus intime.

Walter Lippmann arrive ainsi à cette idée qu’il faut augmenter l’être humain, améliorer ses performances, et penser le corps, les facultés biologiques vitales et l’esprit comme des formes d’entreprises ou de capitaux à maximiser. On voit clairement dans cette aspiration les origines du modèle transhumaniste qui d’ailleurs, se déploie logiquement et symptomatiquement dans les années 1980-90, quand le modèle néolibéral commence à s’imposer dans l’ensemble des sociétés occidentales capitalistes.

C’est aussi le début d’une nouvelle ère biopolitique, que vous désignez comme une « biopolitique de l’augmentation »

Clairement, l’idée néolibérale va reconfigurer le paysage biopolitique des sociétés modernes dans la seconde partie du vingtième siècle. C’est à partir de là que se développe ce que j’appelle une biopolitique de l’augmentation, c’est à dire une forme de biopouvoir, comme l’a très bien décrit Michel Foucault. Mais plutôt que d’être centré sur une logique coercitive « à l’ancienne », avec l’Etat qui gère les populations à travers la santé publique et par l’eugénisme, la biopolitique de l’augmentation s’arrime au modèle entrepreneurial néolibéral, dont l’une des caractéristiques est d’appréhender le corps humain sous l’angle de déficience.   C’est un modèle qui systématiquement, dévalue et stigmatise l’être humain de chair et d’os : il n’est jamais à la hauteur, il faut donc le modifier. Cette « anthropologie de la déficience » est présente dans tous les discours transhumanistes. L’homme pose problème du point de vue de son existence matérielle : il est incomplet, handicapé. Et son premier handicap, en quelque sorte, c’est d’être humain. 

Beaucoup de défenseurs du transhumanisme expliquent que nous serions déjà transhumanistes parce que nous sélectionnons les embryons (pour éviter certaines anomalies chromosomiques comme la trisomie 21) ou bien parce que nous avons créé des prothèses de toutes sortes pour de nombreuses situations de handicap.

Il y a dans ces affirmations une lecture très particulière de l’enjeu du handicap. Lorsqu’on présente des technologies pour les personnes handicapées, on se retrouve souvent devant deux cas : un cas positif, dans la mesure où cela permettrait de « réparer » telle ou telle forme de handicap, et un cas négatif car il s’agirait d’augmenter l’homme, de l’améliorer… Mais on voit bien que cette double lecture réduit le handicap à une question d’ordre biologique et technique. Or la question du handicap est aussi une question sociale et politique. Elle interroge notre modèle de société, notre capacité à inclure les personnes handicapées, à favoriser l’accessibilité, etc.

Appréhender le handicap de façon si biologisante, et prétendre le « résoudre » avec des solutions technologiques est problématique. Les implants cochléaires (appareils qui permettent aux personnes atteintes de surdité grave d’avoir un meilleur accès aux sons) ont par exemple été remis en question, parce qu’ils représentaient une atteinte à une culture : la culture sourde. Bref, il n’y a pas une seule manière d’aborder la question du handicap.

Pour en revenir au néolibéralisme, à la biopolitique de l’augmentation et à leurs effets sur la vie réelle, un chapitre de votre livre décrit l’arrivée de certaines formes d’augmentation dans le monde du travail, et la manière dont elles rendent possible l’exploitation des travailleurs. Comment cela se traduit-il ? En quoi est-ce différent des formes d’exploitations précédentes ?

La question des milieux de travail est peu abordée quand on évoque le transhumanisme. En tant que sociologue, j’essaie d’analyser quelle est la réalité de cet humain augmenté, car quand on parle transhumanisme, c’est toujours très spéculatif, futuriste… On parle de technologies qui n’existent pas vraiment, d’immortalité, autant de discours qui nous détournent des enjeux sociaux actuels. C’est ce que j’appelle le « transhumanisme-spectacle » – que nourrissent d’ailleurs aussi bien les défenseurs du transhumanisme que ses détracteurs. Or la réalité sociale de l’humain augmenté, c’est surtout dans les milieux de travail qu’elle se trouve.

Dans mon livre, je m’appuie sur plusieurs exemples, notamment les milieux militaires et sportifs, qui sont deux domaines où s’expérimente la question du dépassement humain et de ses limites. Dans le milieu militaire par exemple, on retrouve les exosquelettes, qui permettent de porter des charges extrêmement lourdes sans trop d’effort. Mais le plus intéressant, c’est vraiment l’utilisation de médicaments à des fins de performance. Les « smart drugs », des psychostimulants qui sont des médicaments destinés à traiter les troubles de l’attention, d’hyperactivité… Ils sont très répandus dans nos sociétés, mais leur usage s’étend désormais à tout un ensemble de personnes qui n’ont pas de déficit d’attention ni d’hyperactivité, et qui vont y recourir pour doper leurs performances.

Vous citez une étude qui affirme que sur les campus américains, entre 20 et 35% des étudiants y recourraient.

Oui, et c’est un phénomène assez tabou, alors même que ça explose à l’université, au Lycée, et dans un certain nombre de milieux professionnels où le rythme de travail et les cadences s’intensifient. Ce constat est aux antipodes des idéaux décrits par les transhumanistes, promouvant un humain libéré de toute forme de déterminisme. En réalité, les technologies d’augmentation s’inscrivent dans la continuité du modèle capitaliste, où historiquement, il a toujours été question d’augmenter la productivité en exploitant les corps. Ce qui est un peu nouveau cependant, par rapport au taylorisme – qui s’intéresse au cadre de travail et à son organisation sociale – c’est que ces technologies d’augmentation sont plus invasives, elles poussent le bouchon un peu plus loin en nous incitant à modifier nos corps avec des « béquilles chimiques » pour être plus performants.

D’ailleurs, il est intéressant de noter que lorsqu’on évoque le transhumanisme, il est souvent questions de scénarios de science-fiction où existerait une inégalité, une fracture entre les plus riches qui se feraient augmenter, et le reste de l’humanité qui n’aurait pas accès à ces technologies. Cet argument est amené pour défendre l’idée qu’il faudrait « démocratiser » les technologies pour que tout le monde puisse en bénéficier. Or ce que nous dit l’étude des psychostimulants et des smart drugs, et la façon dont elles se répandent, c’est que le fait de ne pas s’augmenter devient plutôt un privilège de classe… Le vrai clivage est là : entre les plus nantis qui ne subissent pas les rythmes de l’accélération capitaliste et qui n’ont pas à s’augmenter ; et celles et ceux, la majorité, qui les subissent de plein fouet et pour qui l’augmentation devient presque un impératif de survie, une manière de garder la tête hors de l’eau.

Certains chercheurs vont jusqu’à affirmer que la prise de psychostimulants pourrait faciliter l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée…

En l’occurrence, Carl Cederström est un chercheur qui est assez critique sur les smart drugs, mais se dit qu’on pourrait peut-être les envisager pour travailler moins, mais plus intensément. Il y a vraiment cette croyance qu’avec ces technologies d’augmentation, on peut résoudre des questions sociales, et améliorer le bien-être au travail… C’est complètement faux. Cela repose aussi sur le fait qu’on présuppose que la technologie est neutre, et qu’elle peut être utilisée à bon escient ou non. Mais ces technologies ne naissent pas par hasard, elles émanent de nos sociétés pour des raisons bien précises. L’effet qu’elles produisent n’est donc pas celui attendu par Cederström, en réalité, elles normalisent l’hyper-travail. Les études sur les smart drugs le montrent, leur usage dans tout un ensemble de corps de métiers ne s’inscrit pas dans une dynamique d’allègement des tâches et des cadences, mais pousse tout au contraire les travailleurs à endurer un volume de travail toujours plus conséquent. Puisqu’on peut en faire plus, on en fait plus. Cela répond à l’impératif productiviste de nos sociétés.

Vous expliquez que le mode de pensée transhumaniste va même jusqu’à affirmer que l’utilisation de ces médicaments pourrait devenir un impératif moral : le chirurgien devrait en prendre pour améliorer ses fonctions cognitives, le chauffeur de bus pour éviter les accidents.

C’est cela, plutôt que de remettre en question les cadences inhumaines, on reporte la responsabilité sur l’individu. En cas de problème, on pourra dire qu’il n’a pas pris ses médicaments qui lui auraient permis d’être plus attentif. On en revient toujours à cette logique transhumaniste de culpabilisation et d’aliénation aigüe qui nous précipite dans une logique d’accélération permanente.

Le dernier chapitre de votre livre ausculte les liens entre le transhumanisme et l’anthropocène. Vous développez l’idée que « l’imaginaire de la délivrance qui fonde l’idéologie transhumaniste aboutit en réalité à un déni profond de la question écologique ». Pouvez-vous développer ?

Il y a deux racines à l’idée transhumaniste : le modèle néolibéral dont j’ai parlé précédemment, mais aussi des liens plus anciens – que j’avais explorés dans mon livre précédent – avec l’imaginaire de la maîtrise moderne dont parle le philosophe Cornelius Castoriadis. Cet imaginaire invite à se méfier de la nature et du vivant. Il les voit comme déficients, et devant faire l’objet de notre maîtrise. Mais ce qui est vraiment important ici, c’est que le transhumanisme est une idéologie basée sur le sans limite : il les repousse sans cesse. Et c’est là où il y a pour moi un déni profond de la question écologique. L’écologie revient à reconnaître que notre planète a des limites, mais l’humain également, en tant qu’il constitue lui aussi le vivant. C’est le revers qui est peu questionné : l’humain, en tant que vivant, souffre de ce déni des limites, il le paie tôt ou tard. L’explosion des burnout et autres formes d’épuisements professionnels en représente une illustration majeure. L’épuisement de nos corps et de nos psychismes constitue une manifestation pas moins réelle et tangible de ce déni du vivant que ne l’est celui de la planète et de nos écosystèmes

Cela vaut également pour les transhumanistes dits progressistes, ceux qui s’intéressent à la question écologique. Ils s’y intéressent oui, mais sous un angle totalement dépolitisé. Par exemple, ils envisagent la décroissance, mais seulement s’il s’agit de décroissance de la population. Parmi leurs nombreuses propositions loufoques, toute une série de mesures consiste à recourir à l’ingénierie humaine pour limiter le dérèglement climatique. L’idée est de transformer l’humain pour le rendre génétiquement moins polluant : concevoir des médicaments pour nous dégoûter de la viande (car on sait que l’élevage industriel pollue), mieux assimiler le sucre (plutôt que de revoir les modes de production ou nos régimes alimentaires) ou encore diminuer la taille des êtres humains pour les rendre moins polluants. En résumé : « il faut que tout change pour que rien ne change ». On présente toujours le transhumaniste comme une révolution, mais c’est tout le contraire, il n’y a pas plus conservateur !

Que faire ?

D’abord, cesser de présenter la question transhumaniste comme un débat qui ne serait qu’éthique, sous la forme de « comment encadrer telle ou telle technologie ? » de façon à la rendre équitable, ou compatible avec les libertés humaines. Ce que j’ai essayé de faire dans le cadre de ce livre, c’est de restituer le débat sur le terrain du politique, car le transhumanisme touche à notre modèle de société. Les idéaux de « l’humain augmenté » nous détournent de l’urgence à la fois écologique, politique et sociale, et de la nécessité de changer de système, c’est à dire de sortir du modèle de société capitaliste. Il y a à mon sens une nécessité de se réapproprier notre « autonomie » politique contre l’idéal de la « délivrance » transhumaniste, pour reprendre la distinction trait utile que fait le philosophe Aurélien Berlan[1]. Cela implique aussi de réviser en profondeur notre rapport au vivant à travers ce que j’appelle dans le livre une « écologie politique de la vie et du vivant ». Face au transhumanisme et à l’exploitation biocapitaliste toujours plus effrénée du vivant et de nos propres existences, il convient en effet de repenser le politique autrement que sur la base anthropocentrique et instrumentale d’un arrachement à la nature et au monde. Il est essentiel de se réapproprier démocratiquement les dimensions matérielle, vivante et sensible de nos existences, comme nous y invitent, dans leur diversité, les courants de l’écologie politique, de la décroissance, de l’écosocialisme et surtout de l’écoféminisme.

[1] Voir son dernier ouvrage « Terre et liberté : la quête d’autonomie contre le fantasme de la délivrance, Éditions La Lenteur, 2021.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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Fred
Fred
2 années il y a

Bonjour,

Le sociologue militant nous offre ici une généalogie à la fois tronquée et sclérosante du transhumanisme notamment technoprogressiste, ainsi qu’un homme de paille.

L’imaginaire transhumaniste est bien plus que ce qu’il affirme. Deux preuves :

sur la politique : https://transhumanistes.com/position-officielle-de-laft-nouveaux-modes-de-participation-politique-et-sociale/

sur l’écologie politique : https://transhumanistes.com/aurelien-barrau-transhumanismes-critique-bioconservateur/

Cordialement,