Article de saison. J’ai récemment fait un combo visionnage-lecture particulièrement bien croisé suite aux précieux conseils d’amis soucieux de m’aérer un peu l’esprit. Enfin, si tant est qu’on puisse s’aérer avec des dystopies parisiennes vivement caniculaires.
Récemment terminé, La désobéissante de Jennifer Murzeau est un (très bon) roman dystopique qui conte l’histoire de Bulle, cadre dans un agence de communication en l’an 2051. Jeune idéaliste en puissance, enceinte dans une atmosphère bouillante où l’humanité est scindée en deux : les « connectés » et les autres, son périple haletant fait littéralement coller l’ouvrage à vos doigts. Notre chère capitale est quant à elle devenue l’ombre d’elle même, une lugubre cité ou les pluies acides côtoient violences urbaines et autres smogs délétères.
« On vit dans la clim ou dans la soufrière ».
En face, le très cyberpunk Virtual Revolution de Guy Roger-Duvert est un court thriller éminemment vidéoludique dans un Paris de 2047 où les citoyens ont pour la plupart cédé à la tentation légumière d’univers virtuels beaucoup plus réjouissants que la ville devenue suffocante. Quitte à drastiquement diminuer leur espérance de vie.
« The revolution did happened, just not the way people thought it would ».
Ici, c’est Paris
Ici et là, l’hyper-gentrification de la capitale a propulsé une petite aristocratie sous des dômes réfrigérés et dans des tours où se conçoivent les lucratifs mondes virtuels (un peu comme dans la vraie vie, mais en pire). Chez l’une comme chez l’autre, le style renouvelle le grand classique dystopique. Bien présentes, les références à 1984 (Orwell, 1949), Brave New World (Huxley, 1932), mais aussi Deus Ex ou encore Matrix plongent le lecteur dans l’habituel confort politico-apocalyptique, si l’on peut dire.
D’abord les immanquables : dans La désobéissante, le peuple est shooté à l’Exilnox, une forme de Soma (la drogue inhibitrice de Brave New World), qu’on retrouve également dans le film Equilibrium (Kurt Wimmer, 2003) ou encore dans le roman précurseur Kallocaine (Karin Boye, 1940). Dans ce monde-là, les légumes ne pourrissent pas tant ils sont chimiques, les banlieues sont devenues des prisons à ciel ouvert, « l’information » en continu se nourrit des attentats quotidiens : « Pas d’analyse, jamais, que des flashs, des alertes, des urgences, tout un tas d’injonctions qui obligent l’attention et détournent la réflexion » (un peu comme dans la vraie vie…). Pour faire la colle, une propagande d’Etat poussée à son paroxysme, bien sûr soutenue par une armée de robots-flics bien huilés. Une société que d’autres voient en germe ici même, à Nuit Debout par exemple, place de la République :
« On ne tient pas éternellement une société avec BFMTV, de la flicaille et du Lexomil. »
Frédéric Lordon
***
Les robots-flics sont online dans Virtual Revolution. La vie (ce qu’il en reste) se joue à la frontière de deux mondes que l’on peine à distinguer. Nash, anti-héros mais héros quand même, tente de tirer son épingle du jeu dans ce panier à salade où l’existence a pris des allures comateuses. Mercenaire pour l’élite, il n’en demeure pas moins cet esprit libre à la carrure imposante que s’arrachent les adolescents boutonneux en mal d’aventure, derrière leurs consoles de jeux vidéos.
Poussant un peu plus loin que la trilogie des frères Wachowski, le régime dystopique de Virtual Revolution est une servitude autant qu’un choix, et toute la question est de savoir si Nash saura adhérer au combat des factions dissidentes au régime, et si celles-ci sauront faire d’une bande de camés à la réalité virtuelle (on dit aussi « le peuple ») des alliés de circonstance. Quand Nash les questionne sur leurs intentions :
« Libérer les connectés !
– Veulent-ils vraiment de cette liberté que vous voulez leur offrir ?
– Tout le monde veut être libre
– Vous en êtes certaine ? Je n’en suis pas si sûr. »
Liberté, sécurité, écologie
Jennifer Murzeau et Guy Roger-Duvert marchent dans les pas de ces romanciers dont les œuvres en disent probablement autant sur eux-mêmes que sur la marche (à reculons) du monde. Comment ne pas citer ici d’autres amis (prenez note, ce sont des chefs d’œuvres) Un bonheur insoutenable (Ira Levin, 1970) ou encore Les successeurs de Pierre (Jean-Michel Truong, 1999) romans dans lesquels l’humanité est coup à coup réduite à son plus simple appareil (4 prénoms au choix pour tous les bébés dans le premier, une vie en réalité augmentée dans un conteneur pour le second).
Mais ce que cristallisent nos deux œuvres, c’est la grande critique du conte numérico-écologique que l’homme peine à se raconter. La tension entre liberté et sécurité, le paradoxe de la modernité quand elle touche à l’environnement. Délié de tout écosystème naturel, l’homme n’est plus un homme mais une grenouille dans une marmite, ne sentant pas l’eau qui chauffe. A travers son emprise sur la nature, il a cru conquérir sa liberté : erreur monumentale. « L’homme n’est pas un empire dans un empire » disait Spinoza. Nous ne sommes pas « à part » du monde et de la nature, mais bien déterminés par elle. C’est en cohérence avec la nature que l’homme (re) trouve son humanité.
C’est exactement le propos de Jennifer Murzeau avec son héroïne, Bulle. Bulle est désobéissante. Car désobéir est la seule voie. Bulle, qui veut s’enfuir, qui souhaite quitter cette Babylone irrespirable. Bulle qui s’oublie, ne pense qu’à sa filiation, guidée par son instinct, son animalité. Paradoxe, c’est d’ailleurs cet instinct qui la rappelle à son humanité, elle s’extrait d’un monde où « il n’y a plus aucune raison d’être civilisé ». Bulle, qui refuse de se faire poser un implant sous-cutané :
« Malgré l’insistance de son employeur et de la publicité. Elle fait désormais partie d’une minorité surnommée « les aveugles ». Elle voit ce type de cécité comme un privilège. »
Il faut croire qu’au royaume du numérique, les aveugles sont rois. Les déconnectés libres, et les connectés des esclaves qui s’ignorent.
De son côté, Nash est le symptôme de cette société en tension. « Hybride » de son état, c’est-à-dire voguant à la fois dans le réel et dans le virtuel, il fait partie des derniers à arpenter les rues désertées d’un Paris qui reprend des allures médiévales. Et d’ailleurs, le médiéval est son choix dans le monde virtuel : avatar armé d’une épée, sa vie est une quête, un jeu vidéo ultra-réel, et les sens n’y voient que du feu. Un monde où la nature est luxuriante, l’horizon infini la liberté presque palpable. Le corps lui, pourrit lentement dans ce qu’il convient d’appeler un appartement vide. Nash, c’est aussi cette tension entre liberté et servitude, que Frédéric Lordon – piochant chez La Boétie – appelle élégamment « l’Angle Alpha ».
Toujours libre, de dire
Le grand avantage des fictions, c’est qu’elles permettent de tout dire mais n’engagent à rien, et surtout pas à se justifier sans cesse de dénoncer ces futurs-là. La désobéissante et Virtual Revolution sont des exercices libres, des doigts d’honneur à ce monde de merde, des pièces qui disent tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Bref, des incitations plus ou moins vaines à résister, à désobéir, civilement, virtuellement (mais réellement quand même).
S’il y a une morale commune d’ailleurs, c’est qu’il faut désobéir. Gagner ou perdre mais désobéir. Il faut aussi probablement lire La désobéissante, regarder Virtual Revolution et bien sûr boire suffisamment en période caniculaire.
[…] Paris 2050, chaleur, mondes virtuels et totalitarisme […]