Le progrès social ne dérive pas naturellement du progrès technique, défendent Daron Acemoglu et Simon Johnson dans leur ouvrage Power and progress, our thousand year struggle over technology and prosperity (Basic Books, 2023 – non traduit). Si l’idée ne brille pas par son originalité, elle n’en demeure pas moins à étayer, encore et toujours, pour contrer des récits empreints de technolâtrie que les auteurs ont à cœur d’enterrer définitivement. En quelques 560 pages, les deux économistes reviennent sur mille ans de progrès techniques qui nous emmènent de l’agriculture médiévale aux intelligences artificielles génératives, en passant par les champs de coton et le Canal du Panama. Au fil du livre, ils accumulent une matière historique qui tend à montrer que le développement technologique suit avant tout des visions biaisées qui bénéficient, à de rares exceptions près, à de petites élites. Toutefois, ces visions parviennent à rassembler suffisamment de croyants pour assurer leurs financements, occasionnant presque invariablement des désastres humains qui riment au fil des siècles. En cause notamment, l’incapacité du progrès technique à créer de nouvelles tâches pour les travailleurs, trop focalisé sur la réduction des coûts de production.
Avec un champ historique si large, Power and Progress n’est pas loin de s’inscrire dans le champ de la « Big history » (l’histoire à grande échelle) – même si l’exercice semble parfois forcé. La démonstration débouche sur quelques propositions, très américano-centrées, oscillant entre la re-démocratisation des choix technologiques et l’insistance quant à la possibilité de concevoir des technologies dirigées vers le bien commun et la prospérité. Dès lors, s’il ne faut pas s’attendre à y trouver une critique radicale des temps modernes, le livre parvient à démolir l’association frauduleuse entre progrès humain et technique, tout en démontrant que la prospérité est avant tout un rapport de force. Quelques grandes lignes de l’ouvrage retracées ici.
Les visions piégées du progrès technologique
Nous vivons mieux que nos semblables il y a 100 ou 1000 ans. Pour la plupart des humains en tout cas, la vie est plus longue et de nombreuses innovations telles que les vaccins ou l’IRM résolvent des problèmes pressants. Dès l’introduction, Daron Acemoglu et Simon Johnson savent montrer patte blanche à l’endroit d’éventuels procès en technophobie. Leur thèse s’infiltre dans les anfractuosité de cette précaution : si l’histoire présente tout de même une triste régularité, c’est que les personnes concernées par le progrès technologique ne sont pas impliquées dans sa conception, et cela « crée une tendance naturelle dans la direction d’un progrès biaisé, en faveur de décisionnaires puissants dont les visions dominent ceux dont les voix ne sont pas entendues. » (p. 27).
Ce n’est pas au moyen-âge que commence leur démonstration, mais au beau milieu du XIXe siècle, avec un exemple historique paradigmatique : le succès en demie-teinte de l’entrepreneur français Ferdinand de Lesseps dans la construction du canal du Panama. Figure majeure du génie français (parfois nommé par ses contemporains « Le grand français »), Lesseps parvient à convaincre des dizaines de milliers d’investisseurs à la bourse de Paris de lancer ce chantier titanesque, sur la base des précédents succès européens dans la construction d’autres canaux (Canal du Midi, Canal de Suez). Très imprégné de la doctrine de Saint-Simon, qui fait du progrès et de l’industrialisme la condition même du bonheur, il joue de son influence et de son charisme pour lever des fonds et promet d’immenses retours sur investissement. En 1861, les travaux commencent et en quelque trois années, conduisent à la mort de 20 000 ouvriers, principalement en raison de maladies infectieuses liées aux coulées de boue. Tout du long, le désastre est simplement nié par Lesseps, qui affirme que les cas de maladies sont à trouver parmi des travailleurs qui arrivaient déjà infectés et, ajoutent les auteurs « cela devint un motif récurrent : nier l’existence des difficultés. Après un tremblement de terre majeur en 1882, Lesseps affirma même publiquement qu’il n’y en aurait pas d’autres. » (p. 61). Quelques années plus tard et après maintes déconvenues, la Compagnie du Canal du Panama est mise sous séquestre : les états-Unis poursuivent l’ouvrage qui sera terminé en 1914. Mort en 1894, Ferdinand de Lesseps est un point de départ pratique pour Daron Acemoglu et Simon Johnson, il incarne l’idée fixe qu’ils martèlent tout au long du livre : « rien de tout cela n’était inévitable. »
Lesseps permet aussi de répondre à une question majeure : pourquoi des projets si dévastateurs sont-ils financés ? Comment expliquer qu’une vision plutôt qu’une autre, domine ? Pour les auteurs, qui parlent à cet endroit de « vision trap » (ou vision piège, qui émane d’une petite oligarchie), si de si nombreuses personnes suivent des personnages comme Lesseps, c’est qu’elles ont été convaincues de le faire. Plusieurs raisons à cela. La portée du discours d’abord : certaines voix sont plus amplifiées que d’autres, et quand bien même il existerait des alternatives, « si vous n’avez pas les ressources sociales et le statut pour expliquer pourquoi votre option technologique est meilleure qu’une autre, vous n’irez pas bien loin. » (p. 75). D’autres raisons tiennent à des phénomènes plus psychologiques, de « surimitation » par exemple, qui mène à vouloir répliquer les comportements de ceux qui réussissent le mieux, dans une logique évolutive. On retrouve cette caractéristique dans des expériences menées par des psychologues auprès de jeunes enfants qui imitent les adultes pour accomplir certaines tâches, même lorsque celles-ci sont absurdes (comportement qu’on ne retrouve pas, par exemple, chez certains singes). Enfin, les auteurs démontrent que ce qui explique le succès d’une idée tient également dans sa capacité à transcender les intérêts de ceux qui la défendent, en apparence tout au moins. Lesseps avait le bien commun et le développement économique en tête, d’autres défendent aujourd’hui l’exploration spatiale sur les mêmes bases, prolongent Acemoglu et Johnson. Ce pouvoir de persuader corrompt, terminent-ils. Le psychologue Dacher Keltner a ainsi montré que les personnes les plus riches adoptent plus fréquemment des comportements égoïstes tout en ignorant les conséquences de leurs actes (une thèse extrapolée d’une expérience menée sur le trafic routier et le comportement des possesseurs de véhicules de luxe).
Quand l’augmentation de la productivité ne ruisselle pas
Il faut attendre une centaine de pages avant de rembobiner le fil de l’analyse de ces mille ans de progrès techniques promis en introduction. Le moyen-âge est une période faste pour les inventions, notamment liées à l’agriculture. De nombreux objets et procédés y sont découverts ou améliorés, de la rotation des récoltes sur les champs aux fers à cheval, en passant par certains types de charrue. Dans d’autres domaines, le métier à tisser, l’horloge mécanique ou encore les miroirs de bonne qualité et les cheminées modernes font leur apparition. Contre-intuitivement, dans le domaine de l’agriculture, les progrès ne conduisent pas à une diminution de la pauvreté, ils l’accentuent même. En France de 1100 à 1300, le surplus de production est absorbé par une petite élite et jusqu’à 1250, « jusqu’à 20 % du total a pu être dépensé dans des bâtiments religieux. » (p. 104) C’est le temps des cathédrales, mais aussi des monastères, des églises qui bourgeonnent. Certes, les moulins, les chevaux et les fertilisants permettent d’augmenter la productivité marginale des travailleurs, mais cela ne conduit pas les employeurs à mieux les payer. Rien ne les y oblige et d’ailleurs, la réaction la plus immédiate consiste plutôt à augmenter la coercition et à exploiter plus intensément encore la force de travail, comme ce fut le cas dans l’Angleterre médiévale. C’est aussi conforme à la société d’ordres, où la paysannerie demeure irrémédiablement pauvre et attachée à la terre, donc sans possibilité de chercher un travail ailleurs et faire, anachroniquement, jouer la concurrence.
Au XVIIIe siècle, Thomas Malthus attribuera la stagnation du moyen âge à l’incompétence des pauvres. Pour lui, toute politique visant à les soutenir termine invariablement dans de nouvelles bouches à nourrir. Cette interprétation est cependant loin de la réalité. Après la peste noire par exemple, au XIVe siècle, beaucoup de seigneurs anglais manquaient de main d’oeuvre : la coercition augmente et les velléités d’augmenter les paies pour recruter plus facilement sont empêchées, alors que les paysans qui refusent d’aller travailler sont réprimés : « ce fut bien la société d’ordre, avec ses iniquités, sa coercition, qui bouleversa le chemin pris par les technologies, qui créa la pauvreté et empêcha le progrès pour le plus grand nombre. » (p. 115). Les données connues sur le temps de travail sont à ce titre édifiantes : alors que les chasseurs-cueilleurs vivaient en moyenne de 21 à 37 ans, et travaillaient 5 heures par jour, les paysans au moyen-âge travaillent 10 heures par jour, et leur espérance de vie atteint 19 ans seulement. Ils sont plus petits, moins bien nourris, vivent dans des sociétés encore plus patriarcales.
À la fin du XVIIIe siècle, le mouvement des enclosures (qui abolit les droits d’usage des terres au profit du droit de propriété,) n’arrange rien : les résistances sont douchées, la modernisation technologique sert de prétexte pour exproprier les paysans. Les innovations du moment ne débouchent pas non plus sur l’amélioration des conditions de travail et leur autonomisation. En 1793 aux États-Unis, l’invention du cotton gin – une égreneuse qui permet de séparer la graine de coton de sa fibre – par Eli Whitney, suscite une augmentation importante de la production, de laquelle découle un recours plus important à l’esclavage, particulièrement dans le sud des États-Unis. Avec le cotton gin, « un système d’esclavage déjà rude allait devenir encore bien pire. » (p. 131). En ces temps-là pourtant, des congressmen palabrent sur les hiérarchies prétendument naturelles des races et inventent la doctrine du « positive good » pour soutenir l’idée que les esclaves sont heureux.
Une centaine d’années plus tard en Union soviétique, un même désastre découle de la collectivisation des terres et de la mécanisation de l’agriculture, rappellent les auteurs. Au global, si les conditions de vie s’améliorent parfois dans les villes, on ne constate pas l’équivalent pour les travailleurs : « qu’il s’agisse de l’élite féodale dans l’Europe médiévale, des propriétaires de plantations aux États-Unis, ou des dirigeants du parti communiste en Russie, la technologie est socialement biaisée, et ses applications au nom du progrès riment avec dévastation. » (p. 135). Il y eut parfois des moments où la productivité conduisit à l’amélioration des conditions de vie, concèdent les auteurs, précisant que cela ne se fit que lorsque les propriétaires terriens et les élites religieuses ne dominaient pas assez pour imposer leur vision et extraire le surplus généré par les nouvelles technologies.
Révolution industrieuse et entrepreneurs « arrivistes »
L’entrée dans l’ère industrielle marque une rupture dans les développements technologiques ainsi que dans la capacité des travailleurs à s’organiser. Alors qu’au « 17e siècle, la qualité de vie des européens paysans n’est pas très différente de celle des égyptien 1000 ou 7000 ans auparavant » (p. 143), les choses changent progressivement et les conditions de vie s’améliorent, notamment en termes de partage de revenus. Au XIXe siècle, l’urbanisation croissante favorise les regroupements de travailleurs, alors que les usines deviennent les principaux lieux de production. Les inégalités augmentent encore de façon critique, mais se relâchent à partir de la moitié de siècle. La véritable révolution cependant, est entrepreneuriale plus que technique. Une « nouvelle vision » émerge, et ouvre la voie à de multiples inventions utiles qui irriguent les premières sociétés industrielles. Cette vision est incarnée par une nouvelle classe d’entrepreneurs, comme George Stephenson, au moment où la construction d’une ligne de train entre Liverpool et Manchester fait débat. Stephenson n’est pas issu de la bourgeoisie, mais est à l’origine de locomotives à vapeur particulièrement efficaces. On lui confie la construction de la voie ferrée, une « general purpose technology » (GPT, ou technologie d’usage général en français), dans le sens où elle permet des progrès croisés dans de nombreux autres domaines. Avec le rail par exemple, le charbon est amené en ville pour moins cher et plus rapidement. Stephenson fait partie de cette nouvelle classe d’inventeurs qui, venant de milieux modestes, souhaitent toutefois gravir l’échelle sociale. Cette classe renforce aussi un schisme entre deux visions de l’innovation qui se font face depuis plusieurs décennies : la première se base sur les avancées scientifiques et les tests en laboratoire. La seconde se focalise sur la résolution de problèmes concrets et, bien qu’également basée sur les avancées de la science, elle privilégie l’essai-erreur. Cette dernière vision qui n’a pas court par exemple en Chine, ou la révolution industrielle est plus tardive malgré une capacité d’invention hors-norme, qui montre selon les auteurs que « les avancées scientifiques en elles-mêmes n’étaient pas suffisantes pour amorcer une révolution industrielle. » (p. 156).
Pourquoi cette révolution s’initie-t-elle en Angleterre ? Après avoir balayé un certain nombre d’hypothèses (géographiques, économiques, juridique), les auteurs conviennent que la raison est à trouver dans la capacité du pays à avoir mis sur le devant de la scène cette classe d’inventeurs, des « arrivistes » (« upstarts ») rebelles à l’ordre social, « qui devait être plein de ressources et être assez combatifs pour devenir riches, et la société devait les laisser faire. » (p. 172). Ces derniers cependant, n’avaient pas plus en tête la volonté d’améliorer les modes de vie de leurs employés, avant en tout cas que ceux-ci ne soient en mesure de se faire entendre.
Aussi le sixième chapitre du livre, « Casualties of progress », est particulièrement glaçant. Les auteurs reviennent sur les conditions de travail dans les mines : « des enfants travaillant de longues heures durant, à moitié nus et dans des conditions sanitaires incroyablement dangereuses, sans aucune comparaison historique possible. Au milieu de la décennie 1850, les conditions de travail des enfants ne connurent aucune amélioration. Elles empirent même, alors qu’il devient possible de creuser encore plus profond. » (p. 178). On retrouve dans cet extrait une illustration éloquente de la thèse des auteurs, qui montre que bien souvent, les progrès techniques ne conduisent pas à l’amélioration des conditions de travail, mais servent de prétexte pour les détériorer. Au même moment, le répertoire de justification pour le maintien du travail des enfants bat son plein : c’est toujours mieux que de faire la manche, leur absence rendrait l’extraction de charbon trop cher, en un mot, il n’y a guère de progrès sans victimes collatérales. Ainsi pour l’historien Jan de Vries, la révolution industrielle est plutôt une « révolution industrieuse », dans le sens où « les Britanniques d’abord, puis ensuite tout le monde, se mit à travailler beaucoup plus dur. » (p. 181). Une tendance que le recours aux horloges accentue, permettant de surveiller de plus près les heures d’arrivée et de sortie. C’est « l’entrée dans l’Enfer », sous-titrent Acemoglu et Johnson. À Birmingham, Bristol, Manchester ou encore Leeds, le taux de mortalité explose : « Dans les nouvelles villes manufacturières, la moitié des enfants meurent avant d’avoir atteint l’âge de cinq ans. » (p. 191).
Au début du XIXe siècle pourtant, les révoltes d’ouvriers luddites avaient pointé les phénomènes de prolétarisation liés à l’automatisation. Mais les travailleurs n’étaient alors pas syndiqués, et leurs chances de succès étaient faibles. Il faudra attendre 1840 pour que les paies augmentent et pour la première fois même, qu’elles croissent au même taux que la productivité. Ce virage n’est en rien lié au progrès technique, mais répond à des contestations et à des réformes sur les plans économique et politique. Plusieurs mouvements ouvriers émergent alors, comme le Chartisme, à la suite de l’adoption de la « Charte du peuple » au Royaume-Uni. Cette dernière revendique en 1838 le vote à 21 ans, et la possibilité de siéger au Parlement sans être propriétaire. Le mouvement récolte 3 millions de signatures mais se désintègre rapidement. De pressions en émeutes, certains droits s’étendent toutefois aux sphères laborieuses (sans en faire la chronologie, on retiendra la légalisation des syndicats en 1871, le vote secret en 1872). L’industrialisation continue toutefois à faire des ravages à l’étranger, et notamment en Inde, où la construction des voies ferrées sur fond de refondation coloniale de la société indienne est réalisée au prix de nombreux morts et sans transferts de technologie (il faudra attendre 1921 pour que le pays soit en mesure de construire ses propres locomotives).
Avènement d’un progrès mieux partagé : le XXe siècle et ses virages
Pour la première fois en plusieurs millénaires, l’espoir d’une prospérité partagée renaît au XXe siècle. La Première Guerre mondiale montre bien sûr, l’aspect le plus sombre des technologies dont le gaz, l’aviation et les armes modernes, qui provoquent des millions de morts. La misère n’est pas non plus laissée aux siècles précédents. Une autre technologie à usage général connaît un essor sans précédent : l’électricité. Il en résulte une diminution drastique du nombre de paysans (amorcée depuis plusieurs décennies) qui produit d’ailleurs des effets différents dans la vieille Europe aux États-Unis où, contrairement à l’Angleterre, les révoltes de type luddite sont évitées. Les auteurs mettent cela sur le compte du faible nombre de travailleurs disponibles, qui oblige à penser les machines dans le but de faire un meilleur usage de la force de travail, plutôt qu’avec l’objectif de s’y substituer. L’électricité irrigue de nombreux secteurs, à l’instar de l’automobile, dont la production explose aux États-Unis.
C’est le début de la consommation de masse, des journées de travail payées 5 dollars que propose Henry Ford, alors que le taux d’absentéisme monte dangereusement dans les entreprises. Les auteurs le martèlent : les technologies à usage général permettent de créer de nouveaux emplois tout en créant de nouvelles tâches qui s’ouvrent à une variété de profils. Ainsi concernant l’électricité, « Les implications sont d’une grande portée, et une force puissante vers la prospérité est enclenchée, – des positions parmi les mieux payées sont ouvertes à des travailleurs sans compétences. » (p. 228).
À l’âge de l’électricité, les coalitions de travailleurs sont aussi relativement mieux acceptées par les capitaines d’industrie, c’est le début d’un lent passage d’un « État-gendarme » à un « État-providence ». Il faut cependant attendre le milieu du XXe siècle et l’après Seconde Guerre mondiale pour que celui-ci s’enclenche réellement, et que de nouvelles institutions soient bâties pour ouvrir la voie à une croissance qui bénéficie à une part plus large de la population. C’est le temps du New Deal aux États-Unis, puis des « trente glorieuses » en France. Dans tous les domaines (automobile, aéronautique, etc.), la production explose et les travailleurs déplacés trouvent des opportunités dans d’autres secteurs. Les positions syndicales sont alors mesurées, à l’instar du United Auto Workers (UAW) qui dans sa négociation avec General Motors s’affirme favorable à l’automatisation du moment que « de nouveaux emplois sont disponibles pour les travailleurs » (p. 246). Pour les auteurs, cette prospérité partagée repose sur la conception de « Labor friendly technologies » (on pourrait parler de « Technologies favorables aux travailleurs »), qui créent de nouvelles tâches en même temps qu’elles automatisent le travail.
L’exposé de Acemoglu et Johnson est sans naïveté : ce progrès social a ses limites. De nombreux groupes en sont exclus, à commencer par les femmes, les minorités et particulièrement les personnes noires ainsi que les immigrés. Les écarts de revenus des ces populations d’avec les autres catégories sont immenses, et si quelques pays asiatiques comme le Japon ou la Corée du Sud connaissent des périodes fastes, ce sont les exceptions qui confirment la règle. Les pays anciennement colonisés vivent encore violences et oppressions, quand ils ne tombent pas dans les mains d’autocrates sciemment soutenus par les anciens colons.
De l’euphorie digitale à l’illusion de l’intelligence artificielle
La seconde moitié du vingtième siècle est aussi marquée par l’essor des technologies numériques. La révolution computationnelle, que les auteurs datent à la fin des années 1960, et plus particulièrement, à la vision « hacker ethic » qui énergise la Silicon Valley, se caractérise par des velléités de décentralisation et de liberté. Acemoglu Johnson affichent d’emblée leur constat : ce n’est pas une ère bénéfique qui s’ouvre avec l’augmentation de la puissance de calcul. Les technologies numériques sont même « les fossoyeuses de la prospérité partagée » (p. 255). Elles désavantagent le travail par rapport au capital et spécifiquement, les travailleurs les moins bien formés par rapport aux plus diplômés. Ainsi entre 1949 et 1973, les revenus des masses laborieuses augmentent, mais la tendance se dégrade dans les décennies suivantes, et notamment après le tournant des années 1980. Cette décroissance n’est pas également répartie : les 1% les plus riches amassent 10% du revenu national aux États-Unis en 1980, 19% en 2019. Mais quel rapport avec les technologies numériques ? Pour les auteurs, ces dernières sont avant tout développées avec l’objectif d’économiser sur les salaires et de réduire la force de travail. Et ce but est concomitant avec l’affaiblissement des syndicats dans la décennie 1980, alors que la doctrine ultralibérale de Milton Friedman et la managérialisation des entreprises font rage. C’en est fini des « worker friendly technologies », même si, tempèrent les auteurs : « il est utile de répéter que la prospérité partagée n’a pas été détruite par l’automatisation en soi, mais en raison d’un déséquilibre dans le portfolio des technologies, dont beaucoup priorisent l’automatisation au détriment, voire en ignorant la création de nouvelles tâches pour les travailleurs. » (p. 259). Dès les années 1970 rappellent-ils, les métiers manufacturiers vivent mal l’automatisation, et le déclassement social des travailleurs est partout. Le recours à la sous-traitance, couplé au phénomène de mondialisation et d’exacerbation de la concurrence, achève de ternir un tableau déjà sombre. La « hacker ethic » n’a pas atteint ses objectifs d’émancipation.
Ces choix étaient, écrivent encore Acemoglu et Johnson, étaient évitables. Ils furent cependant guidés par une forme « d’utopie digitale », une euphorie qui rappelle les aventures de Ferdinand de Lesseps. Ainsi se souvient-on d’un Bill Gates affirmant « Montrez-moi un problème, je trouverai une technologie pour le résoudre » (p. 289), talonné par d’autres magnats de la « tech » (Zuckerberg, « move fast and break things »), sur fond d’appel à la « disruption » de tous les secteurs d’activité. Pourtant, l’augmentation de la productivité n’est nulle part, affirment-ils. En témoigne la mesure comparée de la productivité globale des facteurs (« Total Factor productivity » ou TFP) qui décroît en fin de vingtième siècle, encore plus en début de XXIe siècle (un forte productivité globale des facteurs implique que le travail et le capital ont été utilisés de manière plus efficaces). Ainsi, si l’automatisation, l’informatisation et l’algorithmisation de certains secteurs permettent des gains de productivité, ceux-ci restent cantonnés à 10 ou 20%, dans des tâches sans conséquences sur le TFP, à l’inverse par exemple, des moments où furent introduites d’autres technologies à usage général comme l’électricité. Un constat qui laisse cependant la place à quelques exceptions, comme Tesla par exemple, qui a pris ses distances avec l’automatisation complète, afin de conserver une certaine agilité.
Les perspectives de croissance supposées liées à l’intelligence artificielle sont caractéristique de cette euphorie digitale, soulignent les deux économistes. Il s’agit même pour eux d’une illusion : si les technologies numériques sont d’une certaine manière, à usage général, elles ne sont pas fléchées dans la bonne direction. Aussi introduisent-ils une idée qui suivra le lecteur dans les derniers chapitres du livre, la « machine usefulness » (MU). Ils entendent par là la capacité des outils numériques à compléter les capacités humaines et à favoriser leur autonomisation. L’IA « moderne » et les outils, aussi impressionnants soient-ils, comme ChatGPT, permettent rarement d’atteindre de tels objectifs. Au travail, les tâches réalisées par des humains ne sont pas toujours routinisables – condition première de leur informatisation – arguent les auteurs. Des dizaines de milliers de petits problèmes que rencontrent les clients ne se règlent pas à coup d’algorithmes : « C’est relativement facile d’aider un client qui a raté son avion et qui souhaiterait prendre le suivant. Mais que faire si le voyageur s’est tout simplement trompé d’aéroport ou doit finalement voyager vers un autre lieu ? » (p. 302). Quant aux tâches proprement automatisables (par exemple grâce aux « Robotic process automation » ou RPA dans l’univers bancaire), elles visent avant tout à remplacer des travailleurs peu formés et diplômés, dont elles détruisent parfois les emplois. Enfin, une bonne partie des efforts d’automatisation sont sans véritable valeur ajoutée (« so-so automation ») comme par exemple, les caisses en libre service, qui reportent une partie du travail sur le client.
Dans de nombreux cas, l’automatisation est évitable et des expériences en témoignent, comme la ville de Portishead en Angleterre, où les feux de circulation ont tout simplement été retirés, laissant la gestion du trafic au bon sens des conducteurs, avec des résultats positifs. Si l’exemple n’est pas extrapolable dans toutes ses dimensions, il alimente la conclusion des auteurs : « en retirant le jugement humain et l’initiative, on rend parfois les choses pires et pas meilleures. » (p. 313). Aussi faut-il tempérer certaines promesses récurrentes de l’IA, comme l’automatisation totale des taxis ou le remplacement des radiologues par des machines : rien de tout cela n’est constaté dans la vie réelle. Et même quand l’IA est utilisée à plein potentiel, par exemple pour surveiller les travailleurs dans les entrepôts, à la manière d’Amazon, ou en corrélant les horaires de travail aux flux de clients dans la distribution, les gains restent relativement faibles, et coûteux pour les conditions de travail. En plus, « les travailleurs ne deviennent pas subitement plus motivés lorsqu’ils sont moins bien payés, et peuvent en fait perdre de la motivation et devenir moins productifs. » (p. 323).
Qu’impliquerait donc la voie non empruntée qu’est la « machine usefulness » ? Tout d’abord, elle consisterait à augmenter la productivité des tâches que les travailleurs sont déjà en train d’accomplir. Donner un meilleur ciseau à un artisan équivaudrait à équiper un designer d’un meilleur logiciel (plutôt que d’un générateur d’images comme Dall-E, serait-on tenté d’ajouter). Des champs comme le design « centré sur l’humain » devraient, selon les auteurs, permettre de concrétiser ce genre de visions. Ensuite, d’autres tâches pourraient être ajoutées : de la réalité virtuelle à la personnalisation de l’enseignement, des choses peuvent s’imaginer, sans toutefois en faire le seul vecteur d’amélioration de ce secteur en pleine détresse budgétaire. Enfin, l’usage des technologies numériques pour créer des plateformes utiles est évoqué, avec des exemples comme le système de micro-paiements et de crédit M-Pesa au Kenya, qui offre des services bancaires sur des appareils simples à 75% de la population. Pourquoi ces technologies ne sont-elles pas plus développées ? Simplement parce que les acteurs de la tech sont focalisées sur la baisse des coûts, ou encore la recherche d’une parité homme-machine, une autre lubie des big tech (souvent affublée de l’acronyme AGI pour « artificial general intelligence »). Pour Daron Acemoglu et Simon Johnson, nous ne devrions pas courir après l’augmentation de intelligence des machines, mais bien après l’augmentation de leur utilité.
Dans ce même registre, un dernier chapitre expose les dangers auxquels les choix technologiques des grandes entreprises technologiques conduisent, notamment pour la démocratie. Sont passés en revue les scandales les plus récents qui en témoignent, de l’affaire Pegasus (espionnage de 11 pays via un logiciel édité par l’entreprise israélienne NSO Group) à Clearview (utilisation frauduleuses d’images accessibles sur internet à des fins d’entraînement de systèmes de reconnaissance faciale), sans oublier la contribution de certains réseaux sociaux à la diffusion de discours de haine ou de « Fake news ». On ne trouvera cependant dans ces derniers passages aucune analyse nouvelle des ces phénomènes par ailleurs bien documentés.
Démocratiser le progrès
Après cet exposé de 384 pages, les auteurs réservent un dernier chapitre (« Redirecting technology ») à des recommandations plus opérationnelles. Ils rappellent à ce titre l’importance des changements de récits. Un ouvrage comme Silent’s spring de Rachel Carlson, rappellent-ils, a contribué à éclairer les consciences sur la question écologique dans les années 1960. De Greenpeace à Al Gore, nombreuses sont les organisations et personnalités à poursuivre des objectifs comparables. Aujourd’hui les énergies dites vertes concurrencent les énergies carbonées, sur le plan des prix tout au moins.
Une même approche devrait être adoptée à propos des technologies numériques, il faut ouvrir le débat : « pas besoin d’être un expert de l’IA pour avoir un mot à dire sur la direction du progrès et le sur le futur que ces technologies imposent à la société. Pas besoin d’être un investisseur de la tech ou un venture capitalist pour pousser les ingénieurs de la tech à devenir responsables de leurs actes. » (p. 393). Ce qu’il manque selon eux est un cadre institutionnel adapté, combiné aux bonnes mesures incitatives. Les syndicats sont la première pierre de cet édifice, plus encore quand ceux-ci s’organisent depuis le bas. Les auteurs pointent un problème aux États-Unis : les syndicats sont encore trop organisés à l’échelle d’une usine, et pas par branche.
L’action de la société civile est également essentielle, surtout quand elle croise la sphère politique. L’exemple du projet gOv, mené à Taiwan par Audrey Tang, est cité. Il a permis de fournir une aide logistique au Mouvement des Tournesols au printemps 2014, pendant lequel des étudiants ont occupé pacifiquement le parlement taïwanais pendant trois semaines, dans une logique « civic hacker ». Sur le plan institutionnel, les auteurs mentionnent un manque de subventions aux technologies « worker friendly », à la formation des travailleurs (sans pour autant faire de cette formation la seule variable d’ajustement à une progrès technique incontrôlé), et poussent à envisager une élévation des taxes sur le capital ou encore sur la publicité en ligne, de façon à favoriser des modèles d’affaires de type abonnement.
Sur le versant des Big tech, ils encouragent à en finir avec les phénomènes de concentration qui font de Google, Facebook et les autres de véritables monopoles : « au lieu de sélectionner de grands vainqueurs, rediriger la technologie devrait consister à identifier des classes de technologies dont les conséquences sociales sont bénéfiques. » (p. 410). Ce faisant, ils pointent aussi l’affaiblissement historique des lois antitrust aux États-Unies, seules capables d’amener à un démantèlement des mastodontes de l’économie numérique. Enfin, concernant les données personnelles, Daron Acemoglu et Simon Johnson mentionnent la réglementation européenne tout en en pointant les limites, et invitent à envisager un droit de propriété des données personnelles négociable collectivement, via des « syndicats des données » (qui rappellent les propositions de Lionel Maurel et Laura Aufrère qui de leur côté, ont écrit en faveur d’une « protection sociale des données personnelles »). Enfin, François Mitterrand, Bernie Sanders et Elizabeth Warren sont cité·es pour promouvoir un impôt sur les plus grandes fortunes, condition d’une réduction des inégalités dans les sociétés industrielles.
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Il faut bien l’admettre, Power and progress est une lecture instructive et stimulante. L’effort de synthèse est substantiel (ce résumé est loin de lui rendre justice), le dézoom historique impressionnant et l’approche thématique offre une ambiance sans doute moins rêche qu’un livre d’histoire strictement chronologique. Un avantage qui a aussi ses limites : sur la forme, la longueur des périodes traitées auraient probablement demandé un effort plus conséquent en matière de présentation des sources. Si un « Bibliographic essay » (de 50 pages !) boucle l’ouvrage, il rend difficile la vérification au fil de la lecture, alors même qu’il paraît évident que personne n’est expert de toutes ces périodes. Probablement en cause, un flottement dans la cible de l’ouvrage (qui n’est pas un livre d’histoire, mais pas non plus juste un essai).
La sélection et la richesse des faits présentés permettent néanmoins d’administrer avec une certain succès ce qu’il faut de preuves pour soutenir le propos des auteurs. On trouvera de bons mots et raisonnements, parfois contre-intuitifs, sur les liens entre progrès technique et détérioration des conditions de travail, notamment à l’endroit de l’esclavage, dont on entend trop souvent qu’il fut abandonné grâce aux machines : Power and progress vient tempérer ce genre de corrélations simplistes.
On constatera néanmoins plusieurs points faibles qui, bien que jamais explicites, rendent l’analyse des faits de qualité variable. Tout d’abord, les auteurs semblent « se satisfaire » de certaines périodes historiques pourvu qu’elles impliquent une amélioration relative des conditions de travail et du partage des richesses. Ainsi en va-t-il de la seconde moitié du XIXe siècle et surtout de la période fordiste qui, comparées aux descriptions funestes du travail dans les mines, prennent des allures d’exemples à suivre. On regrettera un manque de finesse quant à la description des modes de management qui naissent et se déploient lors de ces périodes (issus du Taylorisme notamment, comme le travail à la chaîne), et qui conditionnent largement leurs approfondissement à l’ère numérique. Revoir et citer les Temps modernes de Chaplin aurait pu permettre d’éviter de tomber dans ce genre de traitement trop sommaire. Les formules « Friendly tech » et « labor friendly technologies » sonnent donc parfois creuses, alors même que les auteurs peuvent tout à fait convenir que chez Amazon aujourd’hui, les emplois sont de piètre qualité (« not good jobs »).
Le point névralgique de l’ouvrage, à savoir l’importance de créer de nouvelles tâches pour les travailleurs grâce au progrès technique ne résiste pas non plus à une analyse plus froide des conditions matérielles nécessaires pour atteindre cet objectif, notamment du point de vue environnemental (la notion de « machine usefulness » est à ce titre, non inopérante). Malgré quelques précautions (cette histoire de feux de circulation à Portishead), le monde de Acemoglu et Johnson reste à automatiser, et l’économie doit croître sans franche remise en cause des critères qui permettent de qualifier et mesurer cette croissance (le PIB par exemple). Aussi abordent-ils les Trente glorieuses comme une autre période faste – soit dit en passant, sans suffisamment la réinscrire dans la séquence de reconstruction d’après guerre qu’elle incarne – et surtout, sans envisager les dégâts du modèle de consommation de masse qu’elle prolonge et décuple.
Concernant les recommandations enfin, on les sent venir d’un autre continent, où le niveau maximal de radicalité envisageable pour être entendu semble être relativement faible. Si les auteurs se positionnent bien politiquement en fin d’ouvrage, c’est avec une certaine prudence. On ne trouvera aucune révolution institutionnelle dans leurs propositions même si celles-ci, mises bout à bout, forment un programme politique clairement marqué à gauche, aux États-Unis tout au moins.
On s’étonnera enfin que les quelques derniers développement sur la démocratisation des choix technologiques fassent l’impasse sur les nombreux travaux en la matière (travaux qui pourtant, ne manquent pas en sciences sociales), et sur les expérimentations et institutionnalisations, même légères, qui sont apparues ces quarante dernières années dans le but de mettre en débat le progrès technique (on pensera à l’essor du Technology assessment aux États-Unis à la fin des années 1970, suivi en France par la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, et autres conférences citoyennes calquées sur les modèles des mini-jurys, fréquemment organisées des deux côtés de l’Atlantique). Quant au juste rappel sur la nécessité de soutenir les syndicats, il s’opère sans véritablement envisager les dilemmes que le syndicalisme connaît aujourd’hui, coincé entre la bataille pour l’emploi et la crise climatique, les deux étant contradictoires à plus d’un titre. Voilà une question qui aurait mérité approfondissement, a fortiori dans un livre aussi long et aux promesses si considérables. Sur la surveillance numérique, les propositions ressemblent plus à un étalage de bonnes intentions qui, jusqu’à présent, n’ont pas fait leurs preuves : le lecteur (un peu informé) ne sortira pas plus outillé sur ce front.
C’est aussi la difficulté de combiner vision historique et prescriptions politiques. Aussi dans un registre similaire, d’autres ouvrages peuvent être lus pour s’informer sur les mêmes sujets, de Technocritiques, Du refus des machines à la contestation des technosciences, de François Jarrige (La Découverte, 2014), à (une fois n’est pas coutume), Technologies partout, démocratie nulle part (FYP, 2020), où nous revenions avec Yaël Benayoun, dans un style plus journalistique, sur les dégâts du progrès technique et les manières de le re-démocratiser. Sur ce dernier sujet en langue anglaise, je suggère aussi vivement la lecture de Politics and expertise, How to use science in a democratic society (Princeton University, 2022), de la politiste Zeynep Tamuk, dont j’avais rendu compte ici-même.
Super intéressant, merci. Une coquille dans le texte : « mené par mené à Taiwan ».
[…] Power and progress : ou pourquoi innovation et prospérité ne riment jamais vraiment (maisouvaleweb.fr) […]