Troubles dans la « passion Elon Musk » à l’ère du « Make America great again »

Du « milliardaire excentrique » au conseiller ès coupes budgétaires du Président d’extrême droite Donald Trump réélu, la figure d’Elon Musk incarne les mutations d’un capitalisme en voie de brutalisation, de plus en plus indifférent aux principes démocratiques. Le colosse industriel – sa fortune est évaluée à 421,2 milliards de dollars en 2025 – divise et frustre, mais suscite aussi de formidables élans de passion dans une partie du monde politique et entrepreneurial qui adule le génie transformateur de ses onze entreprises[1], admire ses iconiques fusées récupérables et adhère, en partie au moins, à ses visions messianiques, terrestres ou martiennes. Cette admiration pour le personnage et ses prouesses interroge, alors qu’il vire manifestement de bord vers la promotion assumée d’un techno-fascisme à portée internationale. La « passion Elon Musk » déborde l’intérêt pour les percées technologiques et s’apparente de plus en plus à une fascination aveugle pour la puissance, insensible aux signaux d’alerte d’une dérive dangereuse où le génie industriel devient le prétexte d’une idéologie autoritaire.

Patrons et gourous

Les figures pionnières, gourous et autres « évangélistes » de l’innovation sont consubstantiels au milieu technologique. S’ils se comptent sur les doigts d’une main en France, les États-Unis et maintenant la Chine en produisent par dizaines. De Jack Ma, volubile idole d’Alibaba déchue par le régime chinois à Steve Jobs (Apple), en passant par Mark Zuckerberg (Facebook puis Meta) – quasi présidentiable à ses heures de gloire – les aristocrates de la tech sont scrutés par la presse, leurs vies dépecées en autant de feuilletons biographiques qui de best-sellers en séries Netflix, consolident un « mythe de de l’entrepreneur » ancré dans un ordre politique « fondé sur le conservatisme méritocratique », pour paraphraser le chercheur Anthony Galluzzo[2]. Leurs méthodes sont converties en livres de management et autres cours délivrés en Business Schools qui ont successivement fait l’éloge de « La méthode Google », de « L’expérience Apple » et d’autant de variations sur le thème de l’optimisation capitaliste des processus de production, de vente et de distribution. Ces montages en épingles s’attachent le plus souvent à des personnalités extravagantes qui reflètent une vision techno-optimiste du progrès humain, elle-même appuyée sur un traitement sensationnaliste et « people » de l’actualité scientifique et technique.

Autre caractéristique de ce phénomène : ces figures sont instables et en proie à des dégringolades réputationnelles, souvent liées aux positions dominantes de leurs entreprises et aux scandales qui, accessoirement, en surgissent. Un grand patron comme Bill Gates a traversé de tels déboires alors que Microsoft devait répondre d’accusations d’abus de position dominante et, même retiré de ses fonctions au sein de l’entreprise, ses activités philanthropiques ne font toujours pas consensus). Mark Zuckerberg a fini par devenir l’emblème honni du capitalisme de surveillance, Jeff Bezos, l’héritier numériquement actualisé des barons voleurs en raison des conditions de travail dans les entrepôts Amazon. Quant à Google, l’entreprise a renoncé en 2018 à sa devise « Don’t be evil », signe d’une contraction dans l’espace-temps des utopies numériques.

La chute des uns conduisant à l’essor nécessairement disruptif de nouvelles figures : celle d’Elon Musk s’est unanimement imposée comme étendard de l’audace technologique étasunienne. Émigré sud-africain à 17 ans, serial-entrepreneur à succès, le désormais « multimilliardaire » et peut-être de son vivant, premier « trillionaire[3] », conjugue presque à lui seul l’hubris technophile de la Silicon Valley, le culte de la libre entreprise, la « pop culture » façon Marvel (notamment à travers Iron Man, qu’il aurait inspiré), le tout invariablement enrobé des mythes historiques américains qui, de la « Destinée manifeste » à la « Frontière », ressuscitent les velléités de conquête de nouveaux marchés, voire de nouvelles planètes. Elon Musk, ou « Elon » pour les intimes et Techies, est parvenu à réunir quantité de fans aux États-Unis, principalement des hommes, les « Musketeers », succinctement soutenus par une branche française qui dès 2018, s’organisait lors d’un premier « Paris Elon Musk Fan Club ». Deux biographies officielles plus tard (la première en 2015 par Ashlee Vence, la seconde en 2022 des mains de Walter Isaacson – auxquelles il faudrait ajouter quantité d’ouvrages plus ou moins complaisants retraçant son parcours), la chronique des activités muskiennes, de sa première startup Zip2 et sa fortune faite pendant le « boom » dotcom au géant Tesla, en passant par SpaceX, est entrée dans l’histoire.

De l’homme d’affaires à l’homme politique

Le Musk à proprement parler politique n’est pas directement visible au détour des années 2010, alors que le personnage s’impose progressivement comme un milliardaire qui pèse dans le milieu « Tech ». L’entrepreneur cultive même une image « modérée », se définissant comme au centre du jeu politique et préférablement du côté démocrate. L’administration Obama lui est plutôt favorable, par l’entremise notamment de Lori Garver, administratrice adjointe de la NASA et farouche défenseuse du recours au privé pour les affaires courantes. Elle contribue grandement au décollage de SpaceX à travers la mise en place du Commercial Crew Program (CCP) et l’ouverture au privé de nouveaux marchés publics au premier rang desquels le fret vers la Station spatiale internationale, un pari alors risqué. En 2017, Elon Musk rejoint tout de même le conseil consultatif de Donald Trump, après avoir publiquement affirmé que ce dernier n’était pas « l’homme qu’il faut pour ce job ». Conseil qu’il quitte d’ailleurs quand Trump menace de sortir des Accords de Paris, rejoignant d’une certaine manière l’opposition.

On ne spéculera pas ici sur les raisons exactes qui ont poussé Musk à passer du côté des Républicains les plus zélés. Depuis les obligations mal digérées à fermer les usines Tesla lors de la période du Coronavirus à sa détestation grandissante d’une administration Démocrate l’ignorant publiquement car soucieuse de préserver ses liens avec les syndicats du secteur automobile, elles seraient semble-t-il multiples. De ce que l’on sait, par exemple de son dernier biographe, ses relations familiales tourmentées ne sont pas pour rien dans son obsession grandissante à combattre avec acharnement un « virus Woke », combat qui achève de le rapprocher des lignes de fractures entretenues par le Républicain Donald Trump, avec qui il finit par se rabibocher puis finalement s’allier.

Si le rachat en 2022 du réseau social Twitter, devenu « X » et sa mise au pas algorithmique avec les idées d’extrême droite laissaient entrevoir un durcissement idéologique, Musk n’en est pas moins demeuré un partenaire économique privilégié pour de nombreux chefs d’États. Il a par exemple plusieurs fois rencontré Emmanuel Macron ces dernières années : en 2022, lors de la tournée américaine du Président, puis il est invité à l’Élysée en juillet de l’année suivante dans le cadre du sommet « Choose France », où il s’affiche notamment dans une photo avec Bruno Le Maire qui commentera à la presse : « Il sait qu’il est le bienvenu en France ». Les dérives complotistes, antisémites et autoritaires du multimilliardaire sont pourtant déjà monnaie courante, à tel point que même le journal Le Monde s’interrogeait, sous la plume de Martin Untersinger : « (…) peut-on encore recevoir le patron de Twitter comme n’importe quel patron ? ».

L’adhésion consommée de Musk aux idées d’extrême droite se consolide dans la période, et une partie de la presse s’en fait la chronique, commentant ses rencontres avec Giorgia Meloni, présidente du conseil italien, Javier Milei, président argentin, ou encore Benyamin Nétanyahou, premier ministre israélien. Liste qu’il faudrait allonger des sympathies avec la Chine, l’Inde et les quelques contacts entretenus avec Vladimir Poutine dès 2022, très scrutés par l’establishment étasunien bien conscient du risque de fuites d’informations classées confidentiel auquel le patron a accès. Enfin, dernier coup d’éclat en date, le soutien direct, à travers une tribune, au parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland (AfD) – suivi d’une rencontre avec sa patronne, Alice Weidel, pour qui il appelle à voter. Du simple positionnement sur les réseaux sociaux, Elon Musk est passé à l’offensive puis, coup de maître, a institutionnalisé son rôle au sein de l’administration Trump, où il officie désormais comme quasi-ministre. En l’espace d’une petite année, ses prises de position politiques se sont multipliées, prenant parfois la forme d’ingérences dont la chronologie fournie est établie en temps réel sur un site dédié.

Géopolitique de l’opportunisme

Le revirement quasi-fasciste d’Elon Musk ne semble toutefois modifier l’accueil qui lui est fait qu’à la marge. Si le personnage s’avère si toxique et multiple les joutes orales avec les dirigeants d’autres pays, alors pourquoi n’est-il pas devenu persona non grata auprès des personnels politiques, en Europe par exemple ? Une partie de la réponse réside dans les personnalités qu’il choisit de soutenir – principalement à l’extrême droite : de quoi attiser plus encore les divisions au sein d’un vieux Continent où celle-ci fait son grand retour. L’autre dans un opportunisme qui fait rage de tous côtés, mêlant intérêts personnels et guerre d’attractivité entre les pays avec qui il discute. Enfin, sa nouvelle position maintenant officielle au sein de l’administration Trump ajoute à la décision de le convier ou non la délicate gestion de l’aspect protocolaire et diplomatique : Musk n’est plus seulement un entrepreneur, mais un homme pleinement politique à présent. De ce point de vue, défier Musk revient, pour le moment en tout cas, à défier Trump, un terrain où peu osent s’avancer en ce début de mandature. La capacité de Musk à naviguer dans les appareils étatiques reste en outre largement liée à son poids économique et aux deals qu’il peut ou non leur accorder. Si les récentes rumeurs d’un accord entre SpaceX et l’Italie concernant un « giga-contrat » dans le domaine des télécommunications sécurisées restent à confirmer (elles sont pour le moment démenties par le Conseil), c’est bien pour attirer la « Gigafactory » de Tesla à Villaroche que le gouvernement français lui a ouvert les bras. La décision ayant été prise de finalement l’installer à Berlin, c’est sous la menace d’une fronde écologiste doublée d’une lutte syndicale qu’il décide de s’allier avec l’extrême droite allemande qui, peut-on l’imaginer, faciliterait son implantation sur place en affaiblissant les résistances locales si elle en venait à prendre le pouvoir.

À la lumière de ces analyses, on comprend mieux pourquoi le multimilliardaire bénéficie encore du « En même temps » d’un Président Macron qui dénonce en début d’année 2025 sa « Nouvelle internationale réactionnaire » tout en ne rechignant pas à l’inviter à la réouverture de Notre-Dame et au prochain Sommet de l’Intelligence Artificielle à Paris. On comprend aussi pourquoi la Commission européenne hésite à lancer les enquêtes visant « X » sur le terrain de la désinformation. Cette duplicité diplomatique n’est évidemment pas sans danger, et plusieurs analystes s’en sont fait les critiques, comme Laëtitia Vitaud et Nicolas Colin pour qui le cynisme muskien « évoque les décisions prises par certains industriels allemands dans les années 1930, qui avaient soutenu Hitler pour contrer la syndicalisation de masse et la supposée menace communiste » ou encore le Député Arnaud Saint-Martin (LFI) qui, examinant la situation française dans un article au journal Le Monde, affirmait que « Quand on est dans cet état d’esprit, d’attirer des investissements, on est nécessairement très faible pour le rappeler à l’ordre. » Par-delà les analyses individuelles, la cécité sélective des uns et l’enthousiasme intéressé des autres illustre la connivence toujours latente entre les intérêts capitalistes et un processus de fascisation à peine voilé, qui a conduit ces dernières années à l’ouverture quasi-totale de l’extrême droite européenne (y compris française) à l’idéologie de marché : les affaires sont les affaires. Quant aux coordonnées réactionnaires du multimilliardaire, elles sont à géométrie variable : favorable aux visas H1B dans son propre pays, il n’en soutient pas moins des partis pleinement hostiles à l’immigration en Europe. A la fin des fins, seul compte l’expansion de ses entreprises.

La séquence politique récente, celle de son intronisation à la tête du « Department of Government Efficiency » (DOGE, aussi en référence à la cryptomonnaie éponyme), a révélé toute l’ampleur prise par cette décomplexion idéologique : celle d’un néolibéralisme réactionnaire et austéritaire qui semble ressusciter l’ère Reagan-Thatcher, et toute la déférence d’une partie du personnel politique compatible avec le projet. Qu’elles soient de l’ordre de l’anecdote ou du changement de ton, les positions de l’ex-ministre de la Fonction public Guillaume Kasbarian, avide d’en savoir plus (sur le réseau social “X”) sur les « meilleures pratiques pour réduire la paperasse (.. .) et améliorer l’efficacité des agents publics », et celle de la Présidente de région Valérie Pécresse rêvant d’ « Un comité de la hache anti-bureaucratique » exposent le caractère tout à fait actuel et intact de la « passion Elon Musk » à l’ère Trump.

Il faut toutefois noter un changement sur le fond : cette persistance agit non plus seulement comme une simple ode à l’entrepreneuriat et à la « disruption », mais bien plutôt comme une véritable fenêtre d’Overton banalisant l’ultra-libéralisme dans sa version la plus populiste voire « illibérale », à l’image des projets politiques portés par des chefs d’États tels que Jair Bolsonaro au Brésil et surtout Javier Milei en Argentine, lequel avait agité une tronçonneuse pendant sa campagne pour symboliser les coupes à venir dans les dépenses publiques. Dans cette ambiance, les quelques dérives de Musk paraissent plutôt contenues, à plus forte raison qu’elles émanent d’un entrepreneur ayant objectivement révolutionné le domaine du véhicule électrique et bien capable de faire atterrir gracieusement des fusées… « ce que les wokes ne sont pas capables de faire » entendra-t-on d’une chroniqueuse sur la chaîne CNews. S’il faut prendre avec distance ces moments médiatiques et télévisuels, ils signalent tout de même un fait majeur : au-delà du Musk en chair, en os et en Tweets, ce sont ses réalisations et ses visions industrielles qui cristallisent les conflits, quand elles ne deviennent pas directement prétextes à alimenter une énième guerre culturelle.

Elon Musk en voie de fascisation : qui aurait pu prédire ?

Si l’on peut facilement convenir que l’animal politique n’est que récemment sorti du bois, les observateurs un peu rigoureux auront perçu des signaux faibles de son extrême conversion avant l’heure. C’est seulement à la marge que l’Europe pouvait d’ailleurs s’en considérer victime. Chez Musk, tout est pourtant empreint d’une forme de brutalité. Il convient d’objectiver ces conduites, non dans le but verser dans l’exercice de démolition mais bien pour mettre à nu le continuum qui relie ses méthodes d’entrepreneur à ses prises de position désormais ouvertement autoritaires.

Du strict point de vue économique, Musk incarne comme d’autres avant lui, la rupture et la disruption : il intervient par déstabilisation successive d’industries installées, la banque, l’automobile, l’astronautique et amorce en cela – avec plus ou moins de succès – de nouveaux cycles de destruction-création qui reposent sur au moins trois piliers : l’héritage d’infrastructures publiques et la commande publique, le recours massif au capital risque et l’usage systématique de récits visionnaires. On pourrait compléter ce triptyque d’autres caractéristiques souvent évoquées, comme l’intégration verticale, l’essai-erreur ou encore une politique de recrutement particulièrement bien ficelée, l’objet n’étant pas ici de nous livrer à une analyse complète des recettes à l’œuvre au sein de son empire. Quoiqu’il en soit, force est de constater qu’elles fonctionnent, à tout le moins dans les grandes lignes. Dans le détail, l’édifice est plus fragile : si la rentabilité de Tesla semble assurée, celle de SpaceX demeure largement accolée à une politique spatiale américaine en crise totale, celle de Starlink est loin d’être gagnée, et que dire de l’Hyperloop – un train circulant à 1 000 km/h, en lévitation dans un tube – dont les premiers prototypes se soldent par des fiascos, comme c’est le cas à Toulouse, ou encore du réseau social « X » (ex-Twitter) dont le rachat confine plus à la prise de pouvoir médiatique qu’à la quête de rentabilité.

Ces différentes activités s’appuient sur un socle idéologique et une vision du monde assumée et exprimée publiquement, qui donne lieu à des pratiques souvent perçues comme problématiques, quand elles ne sont pas simplement illégales. Si des mouvements comme le transhumanisme ou le « long-termisme » permettent de rationaliser ces dynamiques avec des termes à la mode, ils ne font finalement que réemballer une matrice impérialiste classique – entendue comme le stade ultime du capitalisme – fondée sur l’exploitation des ressources naturelles et des corps, ainsi que sur la perpétuation des rapports de domination Nord-Sud. Pêle-mêle : quand Musk décrit en 2018 son spatioport privé (« Starbase ») dans le sud-est du Texas, il affirme « On a beaucoup de terrain sans personne autour, donc si ça explose, c’est pas grave », et ce malgré les controverses avec les communautés locales, dont beaucoup de ménages natifs américains vivant en dessous du seuil de pauvreté, sommés de déménager ou de composer avec des explosions régulières, des passages incessants de camions, la pollution sonore et environnementale, et la transformation de leur territoire en une zone d’expérimentation au service d’ambitions privées. Quand Musk est interrogé sur les risques pesant sur l’approvisionnement en lithium bolivien, il n’exclut pas la possibilité d’un coup d’État sur place (« On renverse qui ont veut, deal with it ») pour sécuriser la production des véhicules Tesla… En d’autres termes, les logiques coloniales et impérialistes sont dans l’ADN de Musk. 

Établir la liste complète des répercussions matérielles et managériales de ces affirmations est fastidieux tant les dérives internes à l’empire Musk défraient régulièrement la chronique. Elles concernent à peu près toutes les entreprises du multimilliardaire, de Tesla où les répressions syndicales sont courantes (depuis au moins 2017) à Neuralink, société accusée d’avoir enfreint la loi sur la protection animale lors des tests de ses implants cérébraux (1500 animaux sacrifiés[4]), en passant par SpaceX où les accidents du travail connaissent une augmentation significative (membres écrasés et amputations, électrocutions, brûlures, blessures à la tête et aux yeux, et un mort selon une enquête accablante de Reuters). Ces abus sont loin de passer inaperçus : les entreprises de Musk totalisent environ 100 contrats avec les nombreuses agences publiques étasuniennes et une vingtaine d’enquêtes est en cours sur toutes sortes de leurs méfaits potentiels dans des domaines aussi divers que l’environnement ou les pratiques discriminatoires. Le fonctionnement même de l’empire d’Elon Musk repose sur une violence systémique, exige des salariés un investissement total qui trouve son écho dans le projet de colonisation de Mars : pour y parvenir, des morts seront inévitables prévient-t-il, transformant ainsi cette quête technologique en une entreprise sacrificielle où les vies humaines sont réduites à des risques acceptables pour accomplir sa vision. On ne manquera pas de noter que le don de soi et l’esprit de sacrifice sont des caractéristiques communes avec le fascisme. 

Épilogue. Persistance des « pièges à visions »

Analyser la figure d’Elon Musk peut vite confiner à l’arbitraire des chronologies historiques grossières : Pharaon des temps modernes ou nouveau De Vinci, il illustrerait le trouble jeu du génie humain et son envers du décor à l’ère hégémonique du « Make America Great Again ». En faire l’emblème d’une alliance inédite entre l’establishment étasunien et le secteur technologique ne renseigne pas vraiment plus : c’est plutôt à une radicalisation de ces liens à laquelle nous assistons. Il faut avoir raté les critiques précoces (1961) d’Eisenhower à l’encontre d’un « complexe militaro-industriel » qu’il qualifiait « d’illégitime » pour s’étonner de la place prise par le tycoon, et de la manière dont cette ascension s’inscrit dans une histoire longue de l’imbrication entre puissance économique, innovations technologiques et ambitions impérialistes. Musk présente une rupture, mais aussi une continuité, celle de l’expression exacerbée d’une dynamique où les acteurs privés jouent un rôle central dans la projection de la puissance étasunienne, tout en redéfinissant les frontières de l’État et du marché. Comme le montre Tevi Troy dans un récent ouvrage où il donne de la profondeur historique aux relations entre les titans industriels et Washington, celles-ci sont marquées par des tensions, des collaborations stratégiques et des conflits d’intérêts[5]. De John D. Rockefeller à Henry Ford, d’autres géants l’ont illustré avant Musk. Certains s’y sont d’ailleurs cassé les dents, et l’éventualité que le mariage Trump / Musk fasse long feu est réelle. Les actuelles redéfinitions au forceps des objectifs de la NASA, avec en bruit de fond l’abandon ou la dépriorisation du programme de retour sur la Lune au profit d’un objectif martien en témoignent. Ce serait là l’aboutissement paradigmatique et absurde d’une économie mue par une machine à promesses vouées à l’échec, au seul profit d’un marchand de futur en perpétuelle quête de contrats fédéraux.

Musk illustre peut-être aussi un phénomène persistant qui explique pourquoi des projets parfois dévastateurs sont financés. Le co-lauréat du prix Nobel d’économie 2024 Daron Acemoglu et son co-auteur Simon Johnson s’en faisaient les analystes dans un ouvrage commun, accumulant une matière historique tendant à montrer que le développement technologique suit le plus souvent des visions biaisées bénéficiant à de petites élites[6]. Ils mettaient alors en garde contre les « pièges à vision » (vision trap), cette tendance à se laisser happer par une vision dominante pour la seule raison que celle-ci a permis de réunir suffisamment de « croyants » en mesure de la financer. Lorsque ces visions aboutissent, il devient difficile de s’en dépêtrer tout comme d’en percevoir les coûts réels, humains notamment. Les auteurs prenaient comme exemple la trajectoire de l’entrepreneur Ferdinand de Lesseps, figure majeure du génie français et bâtisseur du Canal de Panama, très imprégné de la doctrine de Saint-Simon. L’ouvrage conduisit la mort de 20 000 ouvriers, principalement en raison de maladies infectieuses liées aux coulées de boue. Un désastre simplement nié par Lesseps. Elon Musk n’a certes pas envoyé, comme promis, des milliers de Starships coloniser Mars, où personne n’a encore péri. Toutefois, le potentiel détournement et gâchis de ressources qu’implique une telle vision (largement saluée dans les grand-messes des space enthusiasts), à la faveur d’un futur qui s’éloigne à mesure qu’il est annoncé, pourrait bien finir par lasser les États-Unis, à plus forte raison qu’il peine encore à faire ruisseler des avantages concrets à la base électorale de Trump. De là à dire que c’est une chance pour l’Europe, il y a de la marge : Trump arrive à peine au pouvoir et de nombreux autres « Tech bros » font la queue pour disposer de ses faveurs.

[1] Zip2, X.com / PayPal, SpaceX, Tesla, Hyperloop, Powerwall, OpenAI, Neuralink, The Boring Company, Twitter/X.

[2] Voir Anthony Galluzo, Le mythe de l’entrepreneur défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Zones, Paris, 2023.

[3] Les puristes excuseront le raccourci sémantique puisqu’un trillion équivaut à 10 puissances 18 soit un million de billions, et non pas à un millier de milliards comme le suggère véritablement l’emploi du terme.

[4] La mort de ces animaux n’est pas en soi contraire à la loi, mais leur nombre important est présenté, selon les employés, comme résultant de la pression interne à accélérer les recherches, et inutilement élevé.

[5] Tevi Troy, The Power and the Money : The Epic Clashes Between Commanders in Chief and Titans of Industry, Regnery History, 2024

[6] Daron Acemoglu et son co-auteur Simon Johnson, Power and progress, our thousand year struggle over technology and prosperity, Basic Books, 2023.

Image : Elon Musk embraces Republican presidential nominee, former President Donald Trump during a campaign rally at the Butler Farm Show fairgrounds on October 05, 2024 in Butler, Pennsylvania. By Anna Moneymaker/Getty Images.

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