Quand j’ai ouvert ce blog, « Mais où va le web ? », en 2014, j’avais plusieurs objectifs en tête.
D’abord, amener aux questions numériques une voix critique. À l’époque, je ne soupçonnais pas que ce terrain était déjà occupé, et ce fut paradoxalement là ma chance : se comparer aurait probablement été décourageant. Ensuite, mettre en visibilité des alternatives aux modèles numériques dominants, ceux-là mêmes qui écrasaient déjà tous les autres et qui n’ont depuis lors jamais cessé de grossir. Mes premiers billets abordaient avec une certaine candeur les représentations de l’informatique dans la bande dessinée, les moteurs de recherche indépendants, la viralité des « memes » qui allaient faire du web un lieu de critique sociale, de propagande mais aussi une culture.
Je n’ai personnellement jamais connu de désillusion ni vécu d’espoirs trahis quant à ce qu’est devenu internet quand les grands réseaux sociaux ont envahi nos smartphones. Et pour cause, je n’avais pas vraiment d’attentes. Mes premiers face à face avec un ordinateur au milieu des années 1990 n’ont pas eu grand-chose à voir avec l’utopie du « village global ». En dehors des mails et des GIF de chats (oui, déjà), je passais dès la primaire, des heures à chatter avec des inconnus sur des forums que je ne recommanderais pas à mes propres enfants. C’était là un usage banal : parler à n’importe qui dans le confort de l’anonymat. En tout état de cause, mes connaissances se sont consolidées grâce à ce blog lancé presque négligemment : la recherche et les sciences humaines et sociales ont pris le dessus. Et comme il n’en existe pas vraiment de version « feel good », la place donnée aux alternatives s’en est vue mécaniquement réduite.
Parler des alternatives est pourtant une nécessité. Car tout ce que la recherche a pu pressentir de pire à propos des effets des réseaux sociaux est advenu : polarisation des débats, diffusion de fausses informations, manipulations psychologiques de toutes sortes, etc. Ces outils n’ont jamais été au service des peuples contre les dictatures, même lors des « révolutions arabes » durant lesquelles leur rôle a été en partie fantasmé. Tout au plus ont-ils fait figure de places de marché a priori inoffensives et pour les plus optimistes, de supports à une « démocratie numérique » rapidement démentie par le « capitalisme de surveillance ». Sans doute ne percevions-nous pas, à l’époque, que ces réseaux étaient le pendant numérique des chaînes d’information en continu : des poisons autoritaires à diffusion lente.
Contre modèles
Parler des alternatives est difficile car les débats sur la place qu’ont pris les réseaux sociaux achoppent encore et toujours sur cette question : quels contre-modèles leur opposer ? Celle-ci en amène une autre : à quoi devraient ressembler leurs modes de gouvernance ? Interroger les outils revient en somme à ouvrir une discussion plus large sur le type de sociétés depuis lesquelles ceux-ci émergent. À quoi aspirons-nous avec ces technologies ? Dans une récente interview donnée au journal Alternatives Économiques, je le formulais ainsi : plutôt que de concevoir des outils qui nous « remplacent », nous trient ou nous gèrent, pourquoi ne pas plutôt en bâtir qui nous redonnent du pouvoir ? Plus facile à dire qu’à faire.
Et pourtant, il faut le dire et le redire : de tels outils, il en existe des dizaines. Et je ne parle pas ici des réseaux alternatifs à « X » comme BlueSky, qui, comme le rappelle justement le chercheur Julien Falgas, tombera nécessairement dans les mêmes travers que son concurrent : un processus de « merdification » inhérent aux plateformes fonctionnant grâce à la publicité. Il en existe bien d’autres. Le grand paradoxe de notre époque n’est pas l’absence de technologies ou de réseaux sociaux dits « alternatifs » mais bien l’incapacité à les imposer et donc, à imposer une vision du monde.
Sur le principe, les bases en sont posées depuis longtemps : des réseaux sociaux dits « éthiques » ou en tout cas compatibles avec les impératifs démocratiques devraient être mis à distance de l’économie de l’attention. Comme le propose très clairement Karl Pineau, fondateur de l’association Les Designers Éthiques, ils devraient être fonctionnellement minimalistes (pour réduire la captation de l’attention) et « dégroupés » (c’est-à-dire offrant la possibilité d’accéder à certaines fonctions, par exemple de messagerie, en dehors des autres, pour éviter la constitution d’oligopoles numériques). Comme l’explique également le chercheur Dominique Boullier depuis longtemps, il est urgent d’en réduire la viralité, « l’ennemi principal sur les plans cognitif, politique, culturel et civilisationnel ». Au nom de quoi un message devrait-il être vu des millions de fois sans vérification aucune de son contenu ? En 2021 déjà, des chercheurs de l’université de Washington avaient dessiné douze interfaces graphiques pensées pour éviter les disputes en ligne, gérer les désaccords voire même, s’excuser. L’idée étant de dépasser le « je te bloque » et de baser la visibilité sur l’aspect constructif des messages, à l’instar de ce que propose également l’application Tournesol pour les systèmes de recommandation. Bref, nous avons depuis longtemps le cahier des charges.
Alternatives en acte
Dans la pratique, ces contre propositions demeurent parcellaires, isolées, « ultra locales » comme l’explique ce fabuleux papier de Rafael Miró au journal Le Monde, à propos du réseau social « Front Porch Forum », qui rivalise avec Facebook et Instagram dans l’État du Vermont (USA). Sur ce Forum, pas de « Vanity metrics » (Boullier) ni de « gloriomètres » (Pineau) et autres techniques captologiques sous forme de Likes et de « scrolling infini » : « Parfois, il ne se passe pas grand-chose, comme dans la vraie vie » lance un chercheur utilisateur de la plateforme. En cherchant bien, on trouve des équivalents français et européens. À l’échelle des villes par exemple, avec Hoplr, Communecter ou encore parthenaisiens.fr. D’autres sont orientés vers le maintien du lien social et la solidarité, comme Entourage (170 000 utilisateurs). Toutefois, aucun ne s’est réellement imposé comme « Front Porch Forum ».
Publics ou privés, open source ou propriétaires, gardons de trouver une cohérence absolue dans tous ces systèmes. Certains, comme Jodel, n’ont pas abandonné le modèle publicitaire : être « petit » n’est pas un gage de vertu. D’autres, comme Whaller, sont développés par des personnalités de la tech française surfant la tendance souverainiste compatible avec l’extrême droite : leur projet de société est une impasse raciste, fût-elle flanquée d’un drapeau bleu, blanc, rouge. Ces réseaux s’apprivoisent donc diversement et ont toutefois le grand intérêt d’être plusieurs, de donner à voir autre chose. À la limite, nous pourrions si besoin les rendre interopérables. Cette diversité et cette richesse sont le parent pauvre des débats autour du contre modèle à opposer aux grands réseaux sociaux à vocation globale et marchande. La réponse à leur apporter n’est de toute évidence pas un copié-collé. Un autre web est possible et la bonne nouvelle, c’est que nous avons déjà les outils. Je suis tenté de dire que ce qu’il nous manque, c’est la société qui va avec.
Observer les usages
Ce serait toutefois céder à une forme de pessimisme et surtout, à un manque d’analyse circonstanciée des usages. Twitter n’est pas Facebook ni Instagram. On ne fait pas la même chose sur WhatsApp que sur Tik Tok. La sociologue Laurianne Trably l’illustre parfaitement dans un article sur AOC, où elle restitue quelques enseignements d’une enquête menée auprès des utilisateurs de Facebook en milieux ruraux : le réseau est moins utilisé pour y « publier sa vie » que pour obtenir des informations locales, se tenir au courant de « ce qui se passe sur le territoire ». Ce n’est pas un réseau social comme Mastodon, à l’interface complexe – quoi qu’on en dise – qui les délogera de l’emprise de Meta, à plus forte raison que l’objectif poursuivi par ces différentes plateformes n’est pas le même.
Facebook, rappelle Trably, pallie en partie le déficit de presse locale régionale et donc, penser une alternative à son usage n’est pas qu’une question technique et fonctionnelle mais bien une interrogation plus large quant à la disponibilité des espaces de sociabilité, d’exposition et de monstration. Il en va de même pour d’autres publics, journalistes et chercheurs, dont je fais partie : si, comme l’a montré avec originalité le chercheur Olivier Auber, les humains sont en compétition pour diffuser de l’information afin d’obtenir de l’attention, alors toute alternative doit aussi répondre aux conditions de cette compétition, sans pour autant en reproduire les travers. C’est là tout l’enjeu : inventer des outils qui permettent des visibilités diversifiées sans succomber aux logiques toxiques de la viralité et de l’économie de l’attention. Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de proposer d’autres plateformes, mais bien de repenser les rapports sociaux qu’elles instituent.
*Les puristes me pardonneront la mise en équivalence entre « web » et « internet », ça n’est pas tellement le sujet ici.
NB : cette chronique est issue de la newsletter de « Mais où va le web ? » – c’est pourquoi elle opte pour un ton un peu plus personnel et intimiste. Vous pouvez vous y abonner un partout sur ce site.
Image en tête d’article Image by Jamillah Knowles & Reset.Tech Australia / © https://au.reset.tech/ / Better Images of AI / Detail from Connected People / CC-BY 4.0
Dans un article publié sur AOC, la philosophe Anne Alombert abonde :
« l’exercice démocratique suppose la protection minimale des libertés d’expression et de pensée, qui implique elle-même un espace de publication permettant à la diversité des points de vues de coexister. Comment permettre une circulation démocratique de l’information dans l’espace du publication numérique ? Telle doit être notre question, celle qui n’a jamais été posée. La réponse tient dans trois leviers, qui se situent entre régulation et innovation : imposer le dégroupage des réseaux sociaux commerciaux (1) ; investir dans la recherche et le développement de systèmes de recommandation collaboratifs, qualitatifs et citoyens (2) ; développer et soutenir les réseaux sociaux alternatifs non-commerciaux et décentralisés (3). »
« Si l’Union européenne veut fournir des alternatives aux réseaux anti-sociaux et permettre aux citoyens de reprendre la main sur leurs espaces informationnels quotidiens, elle a tout intérêt à investir dans et à soutenir de telles plateformes indépendantes et non lucratives, en expérimentant de nouveaux modèles économiques et technologiques »
https://aoc.media/analyse/2025/03/12/alternatives-aux-reseaux-anti-sociaux/