L’homme nu – La dictature invisible du numérique – Marc Dugain et Christophe Labbé [chronique]

C’est un tableau bien sombre que dépeignent Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur ouvrage techno-critique L’homme nu, la dictature invisible du numérique, paru récemment chez Plon. Étrange rencontre entre un romancier et un journaliste, le bouquin n’en demeure pas moins un essai (de plus) tout ce qu’il y a de plus classique portant sur les dangers que pourrait représenter l’avancée du Léviathan numérique dans nos vies.

Qui craint les grands méchants GAFA, grands méchants GAFA…

L’homme nu offre tout sauf un contenu théorique. Tel un long catalogue de cas concrets où la technologie « déshabille » l’homme de ses facultés cognitives et sociales, on y liste les événements, rachats, accointances entre grandes entreprises de la Silicon Valley, agences de renseignement et gouvernements en quête de moyens de contrôle toujours plus poussés pour fliquer leurs ouailles. Le fond historique est connu : contre le nihilisme terroriste, les grandes puissances impériales doivent tout faire pour conserver leur avance et maintenir un système consumériste associant servitude volontaire et haute technologie dans un « totalitarisme mou » soit-disant facteur de paix. L’objectif sous-jacent : neutraliser le citoyen et ne garder que le consommateur producteur de données sous le prétexte controuvé que cela améliorerait sa petite vie de mouton.

Mais tout n’est pas si simple, les données captées au passage, gracieusement récupérées par les GAFA (Google, Appel, Facebook, Amazon) et autres NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) mettent en danger nos démocraties. La mise en données du monde ouvrirait la porte à toutes les dérives, dans tous les domaines. Nous serions en passe de devenir totalement téléguidés, surveillés malgré nous : à poil.

Ainsi, l’ouvrage opère un véritable 360° sur les controverses numériques du moment : santé, éducation, démocratie, espionnage, justice, sexe, marketing, économie, psychologie, mémoire, intelligence artificielle, transhumanisme… Le tout soutenu par les habituels penseurs de la chose technique tels Jacques Ellul, Evgeny Morozov ou encore Eric Sadin. Ceux-là se retrouvent confrontés aux excentriques chefs d’entreprises de la Silicon Valley cherchant à déboulonner l’État pour installer ce « gouvernement algorithmique » froidement rationnel et absolument libertarien. A croire que la question numérique opposerait désormais d’égocentriques milliardaires à une poignée d’intellectuels incompris. Une sorte de David contre Goliath à la sauce Big Data.

De toute évidence, Marc Dugain et Christophe Labbé ont consciencieusement lu bon nombre de ces intellectuels qu’ils recrachent ici en un condensé de « ce à quoi il faut être vigilant quand on parle de 0 et de 1». Un essai pour forcer la prise de conscience donc, même si l’on se contente parfois d’effleurer la vérité sans oser brusquer son petit monde (allez, disons-le, les techno-critiques détestent le marketing, le ciblage publicitaire et méprisent ce monde de consommation effrénée, voilà).

Une bonne entrée en matière pour aller plus loin 

Oui, ce nécessaire exercice de vulgarisation aurait gagné à envisager une autre perspective que celle du « danger numérique ». Si le lecteur est prévenu en introduction que « nous ne nous attarderons (…) pas sur les aspects positifs de la révolution numérique », il n’en gardera pas moins l’impression que le livre a surtout été écrit à la va-vite : peu de sources, presque aucune notes de bas de page ni glossaire. Quant aux analogies du moment, on a vu des essais plus originaux : le point-Orwell est atteint dès la page quatre et La Boétie intervient pour chapitrer la première partie. Loin de moi l’idée de tirer dans le dos d’un ouvrage à mon sens réellement utile, mais quitte à faire participer Marc Dugain, j’aurais a minima attendu qu’on me raconte une histoire plutôt qu’un déballage d’événements parfois mal empaquetés.

En résumé, ceux qui s’intéressent déjà aux questions numériques n’apprendront probablement pas grand-chose dans cet ouvrage. En revanche, si vous souhaitez une entrée en matière efficace et allant droit au but, vous apprécierez l’effort de synthèse de L’homme nu. Enfin, ce bouquin très grand public est l’occasion de faire un bilan des quelques sujets abordés ici même et ailleurs au cours des derniers mois, voici donc quelques propositions pour aller plus loin :

  • Pour questionner la capacité de la technologie à « résoudre les problèmes de l’humanité », rendez-vous chez Evgeny Morozov.
  • Pour creuser les potentiels des Big Data et autres impacts des algorithmes sur la vie sociale, c’est chez l’inévitable Dominique Cardon.
  • Pour parler espionnage, agences de renseignements et lanceurs d’alerte, l’immanquable essai d’Ignacio Ramonet sur le sujet.
  • Sur les questions d’éducation, et notamment sur la numérisation de l’espace scolaire, lisez cet incontournable billet.
  • Si vous pensez qu’internet va siphonner votre cerveau et votre mémoire, réfléchissez-y ici.
  • Si la perspective de vous faire piquer votre job par un robot ne vous rassure pas, rendez-vous ici et .
  • Si vous craignez qu’on finisse tous avec un revenu universel en échange de notre temps de cerveau disponible, zappez ici.
  • Enfin, ne cherchez plus d’arguments contre la surveillance généralisée, ils sont ici et là.

Bonne(s) lecture(s)

L'homme nu, la dictature invisible du numérique

L’homme nu, la dictature invisible du numérique

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Camille
7 années il y a

« […]maintenir un système consumériste associant servitude volontaire et haute technologie dans un « totalitarisme mou » soit-disant facteur de paix. » J’ajoute « Et qui revêt le titre de néo-libéralisme alors qu’il bute encore sur les premières syllabes du mot « liberté ». »

Comme toujours, tes articles me fascinent à chaque fois par leur intelligence. C’est mon côté fangirl, mais j’avoue que j’aime beaucoup ta rhétorique. De plus, celui-ci a vraiment le mérite de proposer la critique d’un livre, des pistes pour aller plus au fond, tout en encourageant les néophytes à le lire.

L’introduction est géniale. Elle gagnerait peut-être à être approfondie, encore. Mais j’aime le rhab’. A quand ton essai ?

Camille
7 années il y a

Nope, mais je vais finir par croire que moi je t’en dois vu ta proposition :p
Il faut vulgariser, ça me rappelle cette drôle d’émission sur… Teva ? Paris Première, je sais plus, avec Christine Bravo et qui traite des « dessous de l’Histoire » version « wesh les jeunes, les ragots, etc. » Et en fait, c’est une pure bonne idée ! Parce qu’en fait, en France, on regarde un peu trop les gens de haut en leur disant « Vous ne vous cultivez pas. » tout en ne leur permettant pas réellement de le faire (je trouve). Bref, j’pourrais tenir des heures ^^

Saint Epondyle
7 années il y a

Bon, bah je le lirai pas.
Je vais plutôt me faire « Le dernier qui s’en va éteint la lumière » et Jorion, et le dernier Benasayag sur le cerveau augmenté/diminué. Marrant comme l’air du temps à une odeur de fin du monde.

@Hemmapil
7 années il y a

Merci pour cette nouvelle chronique. Compte tenu de votre niveau de sensibilité et d’information sur le sujet, je ne suis pas étonnée que cet opus vous laisse sur votre faim. L’intérêt, c’est que ces auteurs vont sans doute intéresser un autre public que celui touché par nos plus brillants techno-sceptiques : des lecteurs un peu « techno-naïfs » au départ et qui pourront ensuite se tourner vers des spécialistes comme comme Eric Sadin, Morozov ou Dominique Cardon. C’est pourquoi je suis un peu moins dure que vous avec L’Homme Nu dans ma chronique :
https://voustombezpile.com/2016/06/20/lhomme-nu-marc-dugain-christophe-labbe-numerique-dictature-invisible/
Pour faire bouger les lignes et sortir du simple « techno-émerveillement », toutes les pierres portées à l’édifice de la lucidité sont bonnes à prendre !

Laurent Mandon
Laurent Mandon
7 années il y a

@L’auteur

L’individu ou le collectif qui laisse le numérique prendre le pouvoir sur ce qu’il est, donne à l’outil lui-même la finalité, et nous en devenons son instrument. L’être humain devient ainsi l’idiot inutile d’un monde utile.

Si nous faisons le choix conscient de rester à titre individuel et collectif la finalité, alors l’outil numérique nous permettra de transformer « L’HOMME NU » en « L’HOMME UN », quoi de plus normal qu’un anagramme puisse caractériser une inversion des rôles, et donner un autre éclairage à votre article sur Bernard Stiegler et son projet du Web contributif.

Laurent Mandon
Laurent Mandon
7 années il y a

Tout à fait d’accord avec vous sur la notion d’homme individué, où comment l’autre nous permet de consolider notre être, avec la bienveillance comme liant fondamental d’une société en devenir.

adrien
adrien
7 années il y a

Bonjour,

Je vous trouve bien sévère avec ce livre. Effectivement, c’est un essai de vulgarisation et il ne prétend pas être autre chose. Tout le monde n’a peut être pas envie de se taper un PUF de 400 pages écrit en mode bible. Et malgré vos commentaires un peu plus magnanimes en mode forum, ce qui reste de votre « article », c’est un avis tranché et corrosif, d’où transpire un évident « bobo-isme parigot », perpétuellement lassant et blasé, toujours en quête de sa petite jouissance personnelle. Étant vous même tributaire du web 2.0, vous êtes comme en conflit d’intérêt. Votre avis est donc bien loin d’être objectif. Ce livre a le mérite de faire une synthèse sur les différents thèmes reliés directement ou indirectement à l’industrie du numérique. De plus il remet dans un contexte historique un certain nombre d’évènements récents, et c’est déjà pas mal ! Votre créativité de blogeur-se n’a d’égale que la somme de votre parasitage… Bien cordialement…

adrien
adrien
7 années il y a

C’est très LOL… Parasitage car vous vivez sur le dos de ceux qui sont créatifs. Sortez votre roman, votre essai, votre thèse et on en reparlera.

Concernant, « L’homme Nu », c’est un livre intéressant permettant de faire des passerelles entre beaucoup de thèmes : industrie technologique, armement, politique, recherche scientifique. Je le défend car votre « petit blog » selon vos propres mots influence des lecteurs potentiels et participe à une forme de dénigrement. Et je ne suis pas d’accord avec ça. D’ailleurs dans les commentaires de forum, vous êtes bien plus magnanime avec ce livre. De plus, si vous avez lu le livre correctement, vous aurez compris que votre petit blog, c’est un peu comme une sorte de point de vue d’autorité car dématérialisé par le web et en plus proposé par une indexation des moteurs de recherches auréolés d’une pseudo neutralité… Donc au final, un point de vue qui pèse un peu quand même… D’autre part, ce livre est accessible au grand public et à un tarif abordable ce qui est plutôt pas mal. Il met en garde des dangers de l’industrie du numérique dont vous dépendez directement. Ceci explique peut être votre hyper réactivité face à la critique de votre « critique » qui au passage s’appuie sur une unique citation du livre, et donc ressemble plus à une sorte d’avis résumé peu argumenté comme vous le reconnaissez d’ailleurs… De plus, vous prétendez que ce livre ne s’appuie sur rien, alors qu’il contient de nombreuses références et cite énormément de nom de personnages clefs du monde politique et industriel actuel. Il donne donc une lisibilité sur un univers très opaque pour le non « geek ».
Enfin, votre autoritarisme patenté trahit peut être bien des choses puisque vous menacez de supprimer éventuellement mon post sous couvert de non respect de vos mentions légales. Vous prétendez que je vous insulte, hors je ne fais qu’analyser et donner mon opinion sur votre style et votre contenu qui, que cela ne vous déplaisante, est typique de la petite intelligentsia parisienne, en permanence avide de nouveauté, de mieux et constamment blasé de la vie. Je suis tombé par hasard sur votre blog dans les moteurs de recherche qui me l’ont proposé dans les hauts de pages quand j’ai tapé « L’homme nu », quel drôle de hasard ? Votre blog aussi petit soit-il à un impact. Je vous invite à relire le livre à la lumière de cette réaction.

Le mec qui passait par là
Le mec qui passait par là
7 années il y a

Que se passe-t-il ici ? Un combat de bobos dans de la gelée de groseilles ? Allez boire une bière ensemble les gars et décontractez-vous. Tout ceci n’est rien de plus que du web, ne l’oublions pas 😉

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[…] Qui craint les grands méchants GAFA, grands méchants GAFA… Avis sur L’homme nu. L’homme nu offre tout sauf un contenu théorique. Tel un long catalogue de cas concrets où la technologie « déshabille » l’homme de ses facultés cognitives et sociales, on y liste les événements, rachats, accointances entre grandes entreprises de la Silicon Valley, agences de renseignement et gouvernements en quête de moyens de contrôle toujours plus poussés pour fliquer leurs ouailles. Le fond historique est connu : contre le nihilisme terroriste, les grandes puissances impériales doivent tout faire pour conserver leur avance et maintenir un système consumériste associant servitude volontaire et haute technologie dans un « totalitarisme mou » soit-disant facteur de paix. L’objectif sous-jacent : neutraliser le citoyen et ne garder que le consommateur producteur de données sous le prétexte controuvé que cela améliorerait sa petite vie de mouton. (@maisouvaleweb). […]

Maizouvatonmabonnedame
Maizouvatonmabonnedame
7 années il y a

Adrien est peut-être un avatar de Dugain ? 🙂

Blague à part, je vous trouve un petit poil sévère avec cet ouvrage. Quand bien même il surfe allègrement sur la vague sensationnaliste, il a cependant le mérite de synthétiser un certain nombre de faits et d’actualités et d’ouvrir le débat sur une des problématiques les plus essentielles de notre époque (de mon point de vue en tous cas).
On pourra évidement lui reprocher aussi un certain nombre de manques, notamment en matière de solutions. A mon humble avis, ce n’est pas l’objet de ce bouquin et cela ne rentre pas dans les compétences des auteurs. Cependant, la conclusion ouvre sur une suggestion intéressante : des réseaux numériques locaux citoyens.
Personnellement, cela fait un petit moment que j’explore cette piste. Je crois fondamentalement que notre paradigme de société, qui repose sur le concept d’Etat-nation, est non seulement arbitraire (mais ça ne date pas d’hier) mais en plus obsolète. La promesse d’Internet, ce sont de nouveaux modèles d’organisation horizontaux reposant sur des relations P2P, le logiciel libre, l’éducation populaire et l’auto-modération. J’imagine une galaxie de hubs autogérés et interconnectés, permettant à des communautés de se fédérer et de s’autogérer. Diaspora en est une ébauche. Techniquement, c’est un jeu d’enfant aujourd’hui de monter une plateforme pour permettre l’organisation d’une communauté à l’échelle d’un territoire (commune, canton).
Dans une certaine mesure, Wikipedia est la parfaite illustration de ce web vertueux reposant sur la coopération, le partage, l’auto-modération et l’éducation populaire.
Les GAFAs ont tout simplement hacké cette promesse. Rien d’étonnant à cela dans un monde dominé par le paradigme capitaliste.
« Or ce tyran seul, il n’est pas besoin de le combattre, ni de l’abattre.
Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente
point à sa servitude. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque
chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine
de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont
donc les peuples eux-mêmes qui se laissent, ou plutôt qui se
font malmener, puisqu’ils en seraient quittes en cessant de servir. C’est
le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir
d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et
prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche…  »
Citation de La Boétie extraite de l’Homme nu.

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[…] La privatisation du langage, l’urgence écologique, le digital-labor, le Quantified Self, la « nudité » face au numérique ou les questions soulevées par la réalité augmentée sont autant d’exemples de terrains […]

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[…] machines, il considère qu’il faut s’arrêter, ne pas paniquer, et réfléchir à tout cela. M. Voir sito fin d'article / (La dictature invisible du numérique) -Dugain/Labbé [chronique] – C’est un tableau bien sombre que dépeignent Marc Dugain et Christophe Labbé dans leur […]

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[…] et l’algorithme, de Paul Defourny, est d’abord ce cri de frayeur, ce poing brandi contre ce que Marc Dugain avait appelé « la dictature invisible du numérique ». Si la critique est acerbe, le ton […]