Minimal : le plugin qui préserve le temps de cerveau disponible

On connaissait AdBlock et Adblock Radio, les plugins qui désactivent les publicités en ligne ou sur les ondes. Voici Minimal, le dernier né qui cible les dispositifs de captation de l’attention. Le logiciel s’installe sur votre navigateur et transforme la navigation des principaux sites qui font du « temps de cerveau disponible » leur business model. Une solution encore discrète mais qui questionne en profondeur l’économie de l’attention et le rôle que pourraient endosser les utilisateurs pour mieux la réguler et faire pression sur les marques.

Tim Krief (@timkrief), étudiant ingénieur à l’initiative du plugin, déclare avoir voulu s’affranchir de la manipulation permise par les design trompeurs ou addictifs (dits aussi « dark patterns »). En cause, les techniques dites « captologiques » qui orientent les utilisateurs malgré eux sur un service et les amènent à l’utiliser plus que ce qui ne leur est réellement utile. Les procédés captologiques les plus connus sont le scroll infini de Facebook ou les recommandations ciblées de certains sites de e-commerce, mais il existe une multitude d’autres méthodes pour forcer l’utilisateur dans ses choix (en jouant sur les formes, les couleurs, les textes, le positionnement des éléments sur l’écran ou encore les rappels au temps). L’objectif de ces techniques est de maximiser le temps passé en ligne et donc à regarder des publicités qui financent ces mêmes services. Il n’y a à ce jour aucun moyen de s’en défaire, à moins de quitter purement et simplement les GAFA, une décision plus compliquée qu’il n’y paraît, comme l’expliquait récemment Kashmir Hill à Gizmodo.

« Je n’ai jamais voulu passer trois heures à regarder ces vidéos, je voulais juste voir celle envoyée par mon ami. J’ai bien compris qu’on m’avait piégé. »

Pour l’heure, les utilisateurs sont donc désarmés et pris au piège d’une mécanique qui les dépasse. Mais ce déficit de capacité à agir a nourri des frustrations : les critiques ont fait florès ces dernières années. La Silicon Valley a vu un certain nombre de ses anciens salariés se repentir et pointer du doigt ces modèles jugés néfastes. Beaucoup d’internautes se sont quant à eux retrouvés comme Tim, à en avoir marre d’être aspirés par YouTube. Le jeune homme témoigne : « La goutte d’eau qui a fait déborder le vase, c’est quand un ami m’a envoyé le lien d’une vidéo d’une conférence passionnante. Trois heures plus tard en cliquant machinalement de suggestion en suggestion j’étais encore sur YouTube en train de regarder « Most Oddly Satisfying Video In The World ». Je n’ai jamais voulu passer trois heures à regarder ces vidéos, je voulais juste voir celle envoyée par mon ami. J’ai bien compris qu’on m’avait piégé. »

En réponse, Tim Krief a dégainé des lignes de code. Son extension permet de modifier considérablement les interfaces des services suivants : YouTube, Facebook, Twitter, Google ou encore Amazon. Concrètement, Minimal change les couleurs du service (interfaces, boutons, etc.), le système de recommandations ou encore l’auto-play qui permet à une vidéo de se lancer toute seule sur YouTube. En fait, l’ingénieur a inventé un système qui permet de retirer du web quelques dark patterns conçus pour retenir l’utilisateur sur un service sans qu’il n’en ait conscience, tout ce qui favorise l’addiction et la compulsion (et la liste de ces procédés est longue). Le mot d’ordre : Minimal supprimera ou neutralisera les éléments qui pourraient vous forcer à utiliser un service en exploitant votre subconscient (couleurs vives, suggestions, processus automatisé, etc.). Tim précise : « au-delà de réaliser qu’on se fait manipuler par des designs pernicieux, on peut y faire quelque chose sans avoir à attendre des législations ou des changements de mentalité des entreprises. Le but est que l’utilisateur puisse utiliser internet pour faire ce qu’il veut et non pas ce que les sites veulent de lui. » Son plugin s’inscrit dans la logique du « Demetricator » du designer Ben Grosser (aussi connu pour Safebook) qui de son côté retire les métriques des réseaux sociaux (likes, follow, nombre d’amis). Dans le même genre, mentionnons aussi ClearThis qui facilite la lecture en retirant les distractions visuelles, Outline qui permet en plus d’annoter le contenu d’une page et Mercury Reader qui ne laisse que le texte et les images (merci à Julien Breitfeld (@marklor) d’avoir ajouté ces outils à ma besace).

« Le but est que l’utilisateur puisse utiliser internet pour faire ce qu’il veut et non pas ce que les sites veulent de lui. »

L’air de rien, le plugin de Tim Krief peut sans doute sensibiliser le grand public à la question du design persuasif. Une utilisation massive pourrait décourager les entreprises à faire usage de ces techniques et – on peut toujours rêver – à revoir leur business models et leur proposition de valeur. Ce serait aussi l’occasion pour les utilisateurs de remonter toutes les techniques et tous les sites qui leur paraissent abuser de ces méthodes, afin de constituer une base de « mauvaises pratiques » qui deviendraient alors désactivables à souhait en téléchargeant le plugin. L’idée est de faire en commun ce que Tim a commencé seul : « épurer les sites les plus utilisés un par un, en s’occupant d’abord de ce qui semble le plus gênant. » (Nous parlons bien sûr de dispositifs destinés à retenir l’attention et à la monétiser). A cet effet, l’extension est libre et open source (GNU GPL3) : n’importe qui peut venir contribuer sur https://gitlab.com/minimal-internet-experience/minimal.

Pour les marques, ce serait l’occasion de mieux écouter un marché qui n’a pour le moment aucun moyen de s’exprimer ni de revendiquer quoi que ce soit. En réalité, la régulation de l’économie de l’attention ouvre une brèche vers d’autres questions de fond posées aux concepteurs de services numériques : à quoi sert mon application… à retenir l’utilisateur en ligne ou à lui permettre de communiquer plus facilement quand il en a besoin ? Comment tirer des sources de revenu en évitant mécanismes de rétention de l’attention et autres prestidigitations ergonomiques ? Faut-il réduire au maximum la complexité d’un parcours utilisateur, quitte à sacrifier la compréhension des mécanismes sous-jacents ? Comme le rapporte Kevin Roose (@kevinroose) dans une tribune au New York Times, de nombreux designers commencent à pointer ce paradoxe : en rendant plus simple un service, on ne rend pas forcément service à l’utilisateur ! Parfois même, on crée des effets pervers : l’utilisateur ne décroche plus, cela accroît son stress, sa fatigue, modifie son comportement et engage son libre arbitre car il livre toujours plus de données personnelles sans réellement en avoir conscience. Kevin Roose demandait alors : « Et si suite à la lecture d’une vidéo sur YouTube, le service proposait deux vidéos plutôt que d’en lancer une seule automatiquement ? Et si Twitter rendait plus difficile une réponse à un utilisateur si on ne le suit pas depuis plusieurs jours ? » Minimal rend possible ce genre de choix, sans avoir à attendre des évolutions fonctionnelles de la part des GAFAS.

Petit clin d’oeil à Invasion Los Angeles (John Carpenter, sorti en 1988). Dans le film, John découvre une paire de lunettes de soleil qui permettent de voir le monde tel qu’il est réellement, à savoir gouverné par des extraterrestres ayant l’apparence d’humains et maintenant ces derniers dans un état apathique au moyen d’une propagande subliminale omniprésente.

(Agir sur) la forme des choix

Notons que le travail de Tim Krief s’inscrit parfaitement dans le rapport de la CNIL « La forme des choix, Données personnelles, design et frictions désirables » (téléchargeable gratuitement ici). Le document vise à construire une « esthétique du numérique » pour tous, permettant aux individus d’y trouver leur juste place. Les techniques de rétentions de l’attention y sont largement décrites, ainsi que les biais cognitifs, ces failles que connaîtrait notre rationalité et qui entraveraient notre libre capacité de décision. Le rapport fait la part belle au design, dont on sous-estime le pouvoir incitatif. Les designers ont bien sûr toujours utilisé différentes technologies pour nous séduire, comment le leur reprocher ? Mais maintenant que les effets pervers de l’économie de l’attention commencent à être documentés[1], il leur revient de redonner sa juste place à l’utilisateur. Ils doivent lui permettre de récupérer ce temps volé et de prendre conscience des mécanismes qui ne servent pas son intérêt direct. Pour cela, il faut se départir du mythe qui tend à faire croire que les modèles basés sur la surveillance et la publicités ciblées sont plébiscités par les utilisateurs. Comme l’on étudié Joseph Turow et Chris Jay Hoofnagle Mr. Turow (respectivement professeurs de droit et de communication), « les gens consentent à ces modèles parce qu’ils n’ont pas d’autres choix ».

C’est dans cet esprit que le collectif des designers éthiques a récemment mis au point une méthodologie pour évaluer les fonctionnalités addictives d’un service numérique. Gratuite, elle peut être utilisée par n’importe quel spécialiste du design, business owner ou référent IT d’un projet impliquant une interface homme machine (IHM). Vous pouvez aussi l’utiliser au titre d’utilisateur d’un service. L’idée phare de la méthode est de mettre en lumière ce qui, dans les choix des designers, ne répond pas aux choix des utilisateurs. Il va sans dire que bien souvent, ces décalages sont la raison d’être du produit, ils permettent de forcer l’usage, de pointer vers un service payant, de pousser à la consommation, bref, de se rémunérer. L’économie de l’attention ne concerne pas que les réseaux sociaux, n’importe quelle application bancaire peut utiliser des dark patterns en modulant la façon dont sont présentés les débits et crédits dans la pages des comptes, en changeant la police de caractère ou leur couleur (passer du rouge au vert n’est jamais anodin). En outre, revenir à un modèle payant plutôt que gratuit ne garantit pas la fin des procédés malhonnêtes ou trompeurs, comme la demandait justement Evgeny Morozov sur Twitter : « Peut-on m’expliquer pourquoi un réseau social payant (sans pubs) serait moins addictif ? Face à la concurrence, il utiliserait les mêmes stratégies d’engagement pour battre les concurrents et garder l’utilisateur ». C’est clairement le cas avec Netflix.

Les entreprises peuvent faire beaucoup, mais elles ne le feront que si on les force, que si elles y trouvent un intérêt business ou un risque pour leur réputation. Voilà pourquoi il est nécessaire que les utilisateurs commencent à s’équiper, à se protéger, à faire front commun pour dénoncer les pratiques qui abusent de leur temps et de leur biais cognitifs.

[1] Précisons que les effets (au sens large) du temps passé en ligne restent extrêmement difficiles à mesurer. Les quelques études qui sortent se basent sur de l’observation ou de la rétro-ingénierie, jamais sur les données des fournisseurs de services. Celles-ci sont encore jalousement gardés secrètes et inaccessibles au monde de la recherche. Les études menées par les GAFAS elles-mêmes souffrent bien sûr de nombreuses critiques, en témoigne une révélation récente expliquant que Facebook avait payé de jeunes utilisateurs entre 13 et 25 ans pour « aspirer » leurs données et mesurer leur utilisation du réseau social.

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb)

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mathias poujol-rost
mathias poujol-rost
5 années il y a

Merci !

LeDub
LeDub
5 années il y a

Bonjour,

«Faut-il réduire au maximum la complexité […]». Tout comme descendre en haut, ce n’est pas possible !
«Faut-il réduire un maximum la complexité […]». Là, il s’agit de la force que l’on veut y mettre.
«Faut-il réduire un minimum la complexité […]» Aurait été encore moins complexe !

Pour ce qui est de l’article, il est parfait et très instructif.

À faire lire à tous ces ados accro aux réseaux sociaux ou zozociaux !

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5 années il y a

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