A quoi servent encore les astronautes ?

Depuis deux décennies au moins, un dilemme fait rage dans l’industrie spatiale : faut-il ou non envoyer des humains dans l’espace ? Sous-entendu : les robots ne seraient-ils pas plus efficaces et utiles, tout en permettant d’éliminer les risques inhérents au vol habité ? C’est la thèse du livre The end of astronauts (2022, Harvard University Press), des astronome et astrophysicien Donald Goldsmith et Martin Rees. Les deux auteurs y actent de la supériorité des machines et de l’intelligence artificielle sur l’humain… sans pour autant pousser la réflexion vers des terrains plus politiques, par-delà les arguments supposément rationnels.

« Comment maintenir l’intérêt du public et l’inspiration que nous apporte l’espace, ou accomplir la destinée humaine, sans visiter nos voisins célestes en personne ? ». L’entrée en matière de Goldsmith et Rees – et les présupposés qu’elle contient (l’idée qu’il existerait une destinée humaine par exemple – voire une destinée manifeste) – explique peut-être pourquoi on garde de leur lecture une impression d’exercice bâclé.

Certes, les auteurs nous apportent quelques arguments contredisant la nécessité de rejouer dans l’espace le mythe de la nouvelle frontière, si chargé culturellement. Aussi, ils rappellent qu’il n’existe nulle part dans nos gènes une propension à l’exploration, aucune en tout cas qui ne repose sur des « preuves scientifiques » s’étonne-t-on de lire, comme si la conquête de l’Ouest méritait vraiment de passer sous les fourches caudines des tests ADN. Plus pragmatiquement, Goldsmith et Rees mentionnent que si des astronautes sont bien allés réparer Hubble en orbite, les cinq visites humaines nécessaire à la mise à jour du télescope auraient pu payer la construction et l’envoi de sept appareils équivalents supplémentaires : ne pas chercher donc, de logique économique à l’envoi d’humains dans l’espace.

Enfin, on peut lire dans The end of astronauts deux éléments de nature à compléter cet argumentaire. D’abord, les missions humaines suivent un raisonnement circulaire : on envoie des hommes dans l’espace pour en apprendre plus sur les conditions de vie des hommes dans l’espace, (ce qui en soi, ne représente pas un argument défavorable à l’envoi d’hommes dans l’espace). Ensuite, différents sondages effectués par des instituts n’en démordent pas : seulement 12% des américains déclarent que (re)visiter la Lune est une priorité nationale (contre 44% qui en font une priorité basse), et 18% se déclarent favorables à une visite humaine sur Mars (quand 37% n’y attachent pas vraiment d’importance – NB : des résultats qui varient un peu selon les sondages, qui ne restent de toute façon que des sondages).

De manière générale, l’attitude du public envers l’espace est celle d’un intérêt plutôt faible : le droit à l’avortement et les questions environnementales passent avant, rien d’étonnant là non plus. Une exception au tableau : la Station spatiale internationale (ISS selon le sigle anglais) reste une source de fierté pour les américains qui y voient aussi une preuve matérielle que la collaboration entre nations est possible dans l’espace. Goldsmith et Rees rappellent quant à eux que celle-ci n’a jamais vraiment bénéficié du soutien de la communauté scientifique : dès les années 1990, The American Physical Society, The american Chemical Society et The American Crystallographic Society conclurent que les avancées scientifiques potentiellement permises par l’ISS ne justifiaient absolument pas sa construction.

Passées ces quelques démonstrations, les deux auteurs se livrent à un exercice de comparaison entre les capacités humaines et robotiques dans différents contextes d’exploration spatiale. En filigrane, trois affirmations qu’ils tentent avec plus ou moins de succès, de démonter méthodiquement : 1) les humains sont plus efficaces que les machines dans l’espace, 2) les humains satisfont leurs impulsions en explorant de nouvelles frontières, 3) envoyer des humains dans l’espace améliore notre compréhension du cosmos et de nous-mêmes.

Le propos général des auteurs consiste, en résumé, à défendre l’idée que l’intelligence artificielle et la robotique supplanteront les savoir-faire humains dans de nombreux domaines. Les prouesses réalisées par les rovers martiens, ou les nombreuses sondes envoyées ici et là survoler des planètes du système solaire et récupérer des morceaux d’astéroïdes, nous le montrent déjà. Sans doute par souci du détail, ils citent un papier de Ian Crawford publié en 2012, dans lequel ce dernier affirme au contraire que les humains surpassent encore les machines dans toute une série de compétences (13 sur 18 pour être précis : cognition, prise de décision, etc.). Mais rien n’y fait : si l’on suit les projections de l’intelligence artificielle, alors l’écart se réduira affirment Goldsmith et Rees, qui n’ont pas l’air de vraiment tenir compte de l’immense fossé entre les promesses de l’IA et ce qu’elle permet concrètement de réaliser : les voitures autonomes sur toutes les routes n’étaient-elles pas prévues pour 2025 ? On reste donc un peu sur sa faim avec ces arguments quasi-autoritaires en faveur des robots.

Paradoxalement, les auteurs semblent convenir que pour le moment – et sans doute pour longtemps encore – les humains pourraient s’avérer utiles pour percer des trous dans le sol (une opération ultra-délicate, même pour un robot à 2,5 milliards de dollars), et surtout, pour sélectionner les bons cailloux à ramasser ou encore s’étonner de la couleur du sol – ce qui peut mener à de réelles découvertes.

Robot ou humains, on ne sait donc pas toujours sur quel pied danser, mais on comprend que les robots finiront, le temps passant, par gagner le match. Et qu’importe d’ailleurs cette comparaison puisqu’il est de notoriété publique que le vol habité existe avant tout pour des raisons symboliques et de prestige national. En outre, les arguments défavorables à l’envoi d’humains dans l’espace et éventuellement, sur d’autres planètes, sont connus : c’est cher, dangereux et potentiellement nuisible à la découverte de la vie ailleurs. Sylvia Ekström et Javier G. Nombela l’expliquaient déjà très bien dans leur ouvrage Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs (Éditions Favre, 2021), aussi il me semble assez peu opportun de les répéter ici, hormis peut-être le fait qu’il faut bien sûr différencier les vols habités dans l’ISS, et les « voyages » vers Mars, avec des seuils de dangerosité qui nécessairement, explosent dans ce dernier cas (quand bien même la station spatiale internationale reste dans l’esprit de beaucoup, une première étape vers Mars).

La fin de l’ouvrage de Goldsmith et Rees ne fait que présenter les projets spatiaux présents et à venir : visites d’astéroïdes (à des fins scientifiques et peut-être un jour, pour extraire certains minerais), reconquête de la Lune et autres enjeux géopolitiques déjà bien connus entre grandes puissances sur le terrain spatial. Aussi, quitte-t-on assez vite la problématique du vol habité, pour une synthèse peu originale de l’actualité spatiale, que n’importe quelle bonne chaîne YouTube spécialisée vulgariserait aussi bien.

Si The end of astronauts est de mon point de vue décevant, c’est probablement parce qu’il n’apporte pas d’éléments nouveaux aux débats, et peut-être même qu’il se trompe de débat. Si l’on passe sur le fait que Martin Rees reste instable sur ses positions politiques relatives à l’espace (il reprend bien souvent le narratif des milliardaires du spatial sans y apporter aucun recul), je note que les auteurs débouchent sur des réflexions plutôt banales. Tout au mieux parviennent-ils à poser une question qui vaudrait pour n’importe quel enjeu technoscientifique majeur : « en a-t-on réellement besoin ? ». Il serait opportun de commencer à y répondre, plutôt que de phosphorer une décennie supplémentaire.

D’abord parce que les arguments « scientifiques » habituellement convoqués contre le vol habité ne percent pas, précisément parce que ce qui pousse au vol habité n’est en première instance, absolument pas rationnel. Certes, le désir de conquête du Far West n’est pas une donnée universellement partagée, seulement ce ne sont pas les tribus amérindiennes du Nouveau-Mexique (qui refusent d’abimer la « mère Lune » avec des « dents métalliques ») qui financent les programmes spatiaux, mais des agences obsédées par la confrontation entre « blocs », et des milliardaires égotiques soutenus par des puissances impériales. Quand bien même une part majoritaire d’américains ne considèreraient pas le voyage vers Mars comme utile, il ne s’agit pas, et il s’agira de moins en moins d’un choix démocratique (justement parce qu’il ne s’agit plus de deniers publics !) : à quoi bon faire semblant de demander au bon peuple son avis ? Quant aux risques liés au voyage spatial ou interplanétaire au long cours, ils ne découragent personne et surtout pas ceux qui rêvent d’aller gambader là-haut : ils étaient 22 500 à candidater à la dernière sélection des futurs astronautes de l’ESA, et personne ne semble s’émouvoir quand Elon Musk affirme publiquement que le prix à payer pour atteindre Mars sera très certainement la mort.

Aussi, il me semble que tout argument supposément rationnel dans ce domaine n’a pas de prise sur le réel – pas forcément pour de mauvaises raisons d’ailleurs – et qu’il conviendrait de décaler un peu le regard.

En France par exemple – qui n’est pas l’objet du livre de Goldsmith et Rees – les mentions faites au vol habité reviennent ici et là dans les discours officiels. Un fait qui n’a rien d’alarmant dans l’absolu car l’Europe dépend ou a dépendu des russes et des américains pour l’envoi d’astronautes vers l’ISS : la question se pose. Cependant, elle se pose avec plus de vigueur à mesure que le Centre national d’études spatiales (CNES) en est proprement réduit à financer la startup-nation de l’espace, au mépris de la science et du savoir-faire des employés de l’établissement qui dénoncent à présent publiquement cette manœuvre. En résumé : on sacrifie progressivement le CNES, qui constitue la base de la puissance spatiale française, mais c’est bien le vol habité qui revient dans la bouche de son président Philippe Baptiste, qui regrette « l’audace » du passé et loue les projets d’ArianeGroup (où des emplois disparaissent par centaines) consistant à concevoir des lanceurs adapté au vol habité – qui n’apporte strictement rien d’un point de vue scientifique et économique, quoi qu’on en dise.

Même son de cloche du côté de l’agence spatiale européenne, dont le directeur général Josef Aschbacher croit dur comme fer que la Lune est à la fois une « nouvelle frontière » et une « ressource économique », de quoi justifier que l’Europe se dote de capacités en vol habité car « Imaginez Christophe Colomb sans son navire » ! Pour la fin des références au colonialisme, on repassera (je le mentionnais dans un article précédent : même quand les gens ne parlent pas spécifiquement de « colonies » spatiales, ils utilisent la rhétorique de la colonisation, celle du « nouveau monde » et de la « nouvelle frontière », occultant par là même toute l’histoire et la violence faite aux personnes victimes de la colonisation – et d’autres vont plus loin que moi dans l’analyse).

En bref, il aurait sans doute fallu, plus qu’un étalage d’arguments pour et contre le joli scaphandre, interroger un peu plus avant les logiques à l’œuvre derrière cette question du vol habité qui, plus qu’autre chose, a l’air de faire office de faux-nez d’un processus de libéralisation des agences et de toute l’industrie spatiale (certes différents aux Etats-Unis et en Europe). Comme souvent en matière technologique, l’Europe suit comme un canard l’Oncle Sam, sans plus de stratégie. Au final, elle récoltera peut-être une part symbolique d’un gâteau qui sera déjà devenu obsolète, alors que n’importe quel quidam plein aux as pourra se payer un saut de puce dans une fusée de milliardaire.

Si ce processus poursuit sur sa lancée – politique fiction – alors le tourisme spatial éteindra une fois pour toute la fascination pour les astronautes, n’en déplaise à notre Thomas Pesquet national. Les robots, eux, ne serviront plus qu’à assembler des bases d’extraction de minerais sur la Lune ou de lointains astéroïdes, et seront occasionnellement réparés par des astronautes en col bleu qui se battront contre le patronat pour la reconnaissance des maladies professionnelles liées aux radiations (le milieu spatial n’est pas clément !). Ne comptez pas sur les milliardaires et les startups pour financer de grandes missions scientifiques « qui font rêver ».

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb), 
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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