Comment la technologie nous fait-elle changer de valeurs ?

Dans un article publié sur la revue Philosophy & Technology, les chercheurs Ibo van de Poel et Olya Kudina s’interrogent : comment le développement technologique induit-il des changements dans les valeurs morales ? Partant de la philosophie pragmatiste du psychologue et philosophe américain John Dewey, les auteurs proposent un modèle de réévaluation et d’émergence des valeurs, et l’illustrent de plusieurs exemples.

Les valeurs ne sont pas immuables

Les valeurs morales ne sont ni fixes ni inchangeables. Elles varient au cours du temps et au contact d’événements divers, dont la technologie fait partie. L’introduction du verre le monde du travail par exemple, a fondamentalement modifié les valeurs en lien avec la vie privée et la surveillance. Dans les logis, rappelle l’historien Lewis Mumford dans Technique et civilisation (1934), le verre a laissé entrer le soleil et bouleversé les façons de vivre en intérieur et d’envisager la propreté, sans parler du rapport à sa propre image, avec l’arrivée des miroirs…

Etudier les changements de valeurs liés aux progrès techniques nous permet de mieux comprendre les liens entre ces derniers et la morale. C’est aussi une manière d’anticiper certains changements de valeurs, et d’intégrer ces réflexions préventivement, au moment même où des nouvelles technologies sont pensées et entrent dans des phases de design. Des méthodes, comme le « value sensitive design », permettent ainsi d’amorcer cet échange entre les valeurs et la conception technologique, en insufflant des questions morales dès la conception d’un produit. Qu’il s’agisse de respect de la vie privée ou encore de l’attention, de nombreux services ont été imaginés en priorisant certaines valeurs sur d’autres (par exemple : le profit sur la sécurité).

Ibo van de Poel et Olya Kudina apportent à cet édifice une petite pierre intéressante : à travers leurs exemples, ils illustrent la façon qu’ont les technologies de déclencher un changement de valeurs. Pour eux, cela s’explique simplement par le fait que les technologies ouvrent des situations nouvelles qui génèrent un besoin d’ « enquête » – au sens de Dewey – qui peut lui-même amener à différents types de changements de valeurs. Avant d’entrer dans plus de détails, précisons que ce Dewey entend par valeurs.

Les valeurs et l’enquête chez John Dewey

Pour Dewey, les valeurs sont semblables à des outils que des publics utilisent lorsqu’ils rencontrent une situation nouvelle. Aussi, elles n’existent pas en soi mais toujours en lien avec un événement ou un jugement à opérer. Le philosophe les classe en trois catégories : les valeurs immédiates (en réaction directe à un événement), les valeurs comme résultats d’un jugement (qui peut lui-même venir produire ou transformer des valeurs préexistantes), et les valeurs entendue comme des notions abstraites, consolidées (ou « généralisées »), qui peuvent quant à elle servir à interpréter de nouvelles situations avec l’expérience du passé.

Ces différentes étapes dans les changements de valeurs sont directement liées à ce que John Dewey appelle l’enquête collective. L’enquête étant entendue comme un processus qui se met en place lorsqu’un groupe d’individus fait face à une situation déplaisante, dont on ne sait pas encore pourquoi elle suscite un trouble. Le public concerné par ce trouble entre alors dans une phase d’expérimentation pour identifier le problème et dans le meilleur des cas, le résoudre. L’enquête est « précédée » des valeurs, et guidée par l’intelligence : c’est bien parce que les valeurs « immédiates » sont d’abord mobilisées que le trouble est ressenti. L’enquête peut permettre alors de mobiliser les valeurs d’autres niveaux pour évaluer de nouveau la situation afin d’en saisir les enjeux moraux.

Partant des hypothèses de Dewey, Ibo van de Poel et Olya Kudina définissent de leur côté les valeurs comme des « outils d’évaluation qui embarquent des expériences passées, et qui sont à un certain degré, partagés dans la société ». Conformément à la philosophie pragmatiste, ces valeurs sont donc utilisées pour identifier l’aspect moral d’une situation et déterminer si oui ou non, celle-ci correspond à l’idéal que l’on se fait du bien et du mal. Les valeurs ont dans certains cas un autre rôle : guider l’action. Par exemple, une valeur comme la confidentialité peut orienter le choix d’architecture d’une application mobile de traçage du COVID-19.

La dynamique du changement de valeurs

Avant d’entrer plus en détail dans le rôle que la technologie peut avoir, il est important de revenir sur la manière avec laquelle des valeurs peuvent évoluer, de façon plus théorique. Les auteurs proposent une simple grille de lecture en trois blocs qu’ils nomment « value dynamism », « value adaption » et « value emergence ».

Le premier concept – value dynamism – désigne une situation dans laquelle les valeurs immédiates et les valeurs généralisées sont impliquées. La tension entre ces deux jeux de valeurs pouvant mener à une négociation entre plusieurs types d’actions. Illustrons : si Jane déjeune avec Paul, et qu’elle a très faim, les valeurs immédiates pourraient la pousser à ne pas partager le gâteau. En introduisant des valeurs plus générales (telles que la justice ou le partage), il sera plutôt question de le répartir équitablement. Mais le processus d’enquête est avant tout collectif : si Jane comprend que Paul n’a pas si faim que cela, alors elle pourra décider avec lui de prendre les trois quart du gâteau, et qu’il se satisfasse du reste.

Le concept de value adaptation découle assez naturellement du premier. Si Jane rencontre de plus en plus de situations pour lesquelles la justice ne signifie pas l’égale répartition de quelque chose, mais la distribution selon les besoins, elle pourrait alors éventuellement réinterpréter la valeur justice en ce sens. Cela ne veut pas dire que la justice prendra pour tous une définition différente : il pourra subsister plusieurs interprétation de cette valeur à plusieurs endroits de la société.

Enfin, le dernier concept que proposent les auteurs – value emergence – intervient quand se présente une situation indéterminée, qui suscite l’apparition d’une nouvelle valeur sans lien avec les valeurs préexistante. En effet, s’il y a toujours un socle de valeurs présentes à un moment donné dans un groupe humain, celles-ci ne sont pas forcément utiles pour interpréter une situation inédite. Par exemple, dans un monde où la valeur « justice » n’existe pas, les gens ayant le plus faim agiraient de telle sorte qu’ils priveraient leurs contemporains de nourriture. Si une telle situation était amenée à se répéter, alors elle produirait sans doute des inquiétudes, des troubles, voire même de la colère. Cette situation deviendrait vite ingérable et conduirait probablement à un processus d’enquête collective qui problématiserait la situation, en chercherait les causes et les moyens d’en sortir. Le fait de partager la nourriture – et donc la valeur justice – pourrait alors apparaître comme une piste intéressante pour arriver à cette fin.

Cas de technologies suscitant des changements de valeurs

Pour illustrer les changements de valeurs suscités par les technologies, les auteurs auscultent trois cas : les Google Glass, le droit à l’oubli et la durabilité (qui se traduit par sustainability en anglais, non sans quelques limites).

En 2013, les Google Glass sont officiellement lancées par Google. Equipées d’une caméra et reliées au cloud, elles superposent à la vue de l’utilisateur des images virtuelles, et offrent la possibilité de naviguer du même coup dans deux mondes. Déjà conscient des questions liées à la confidentialité, Google promet : « notre vision derrière les Google Glass est de vous redonner le contrôle de la technologie ». Seulement, l’accueil du public n’est pas conforme à ce qu’attendait l’entreprise. Certains affirment même qu’elles signent « la fin de la confidentialité telle que nous la connaissons ». Rien ne signale quand les Google Glass sont activées : la crainte d’être filmé à son insu grimpe, le public devient méfiant face à des gens qui les portent. D’une question individuelle, la confidentialité devient alors une question plus collective, relationnelle et sociale. Pour les auteurs, c’est là l’illustration du « value dynamisme » : le simple fait de faire face à ce nouvel objet implique une réinterprétation de l’intimité. Ces valeurs évoluent encore bien sûr au contact de nouvelles technologies toujours plus invasives qui posent des questions collectives – reconnaissance faciale au premier plan. Notons que Alphabet (ex Google) a récemment remis au goût du jour les Google Glass, dans une forme différente et pour vanter la capacité qu’elle offrirait à traduire instantanément d’une langue à l’autre, facilitant de fait la compréhension entre tous les peuples. Un argument qui en plus de n’avoir rien de réellement nouveau, repose lui aussi sur un socle de valeurs hautement discutable : le simple fait de pouvoir communiquer ne permettant pas de s’entendre.

Un second exemple que donnent Ibo van de Poel et Olya Kudina est l’essor de l’internet « pervasif » (au sens où les objets de communication communiquent entre eux de manière autonome). Ces technologies ont permis de tout mémoriser, partout, au moment même où elles se sont installées de plus en plus intimement dans nos vies, jusqu’à nous solliciter en permanence. Dès lors, toute trace passée peut influencer le présent. En 2011, une professeure se fait renvoyer parce qu’elle avait posté sur Facebook des photos d’elle-même avec un verre de bière, suite à cette histoire, et à d’autres notamment dans pour les personnes anciennement atteintes de cancer, de plus en plus de personnes demandent à ce que leurs données soient effacées. En 2014 en Europe, le Droit à l’oubli émerge à des fins de régulation (il m’avait inspiré ce billet, de mémoire). Pour les chercheurs, c’est là l’illustration du « value adaptation » : c’est bien parce qu’une multiplicité de cas similaires ont eu lieu, et ont produit des controverses, que la valeur a évolué à leur contact.

Le dernier exemple des auteurs, pour illustrer les changements de valeurs au contact des technologies est la question de la durabilité. La notion de durabilité est progressivement devenue un sujet global et une question morale partagée. Pour autant, la notion n’est pas nouvelle et a déjà traversé les époques. Au cinquième siècle avant JC, Platon s’interrogeait sur les effets des mines et de l’agriculture sur l’environnement, tout en promouvant des pratiques durables en vue de conserver « l’éternelle jeunesse » de la Terre. C’est cependant au contact de la civilisation industrielle que la notion connaît un nouvel essor, remettant en question l’idée d’un développement technologique linéaire. De la bombe atomique à l’usage des pesticides, en passant par les nombreux accidents technologiques qui ponctuent encore les temps présents, le progrès pose question, et la responsabilité envers les générations futures croît. Pour les auteurs, c’est là le signal de l’émergence d’une valeur, dans le sens où elle prend une dimension réellement collective. Cette généralisation n’est pas encore terminée…

***

Quelles sont les forces motrices des changements de valeurs liés aux technologies ? Plus que la technologie elle-même, c’est pour les auteurs la création de situations indéterminées qui est centrale : le sentiment d’inconfort, le trouble qu’elles suscitent. Ces troubles peuvent déboucher sur des enquêtes collectives qui donnent lieu à une réévaluation des valeurs, ou à l’apparition de nouvelles valeurs. Notons que la plupart du temps, les technologies ne suscitent aucun émoi, et aucune enquête. Les auteurs ajoutent : comprendre la technologie ne suscite pas en soi des changements dans les valeurs (et j’ajouterais, en dehors des valeurs que la technologie elle-même pourrait véhiculer, de part son simple usage).

Il ne faudrait pas tirer de l’exposer de Ibo van de Poel et Olya Kudina de tout changement dans les valeurs morales ne peut qu’intervenir fatalement après le déploiement d’une technologie. Si l’on comprend parfaitement qu’un excès d’anormalités – les « disruptions » par exemple – suscitent des troubles, il n’en demeure pas moins tout à fait possible de les anticiper, en tout cas en partie, en mettant en scène des futurs technologiques différents, ce que propose de faire par exemple la méthode Ethical OS. Car si les auteurs concluent que le processus d’enquête est infini, et qu’il peut graduellement améliorer la condition humaine, nous pourrions aussi affirmer l’inverse : il reste bien trop parcellaire, voire absent. Et lorsque des troubles émergent, leurs prise en compte reste bien faible et tardive.

Image : Businessinsider

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