Enième chronique du « Techlash »

Décennie 2010 : après une longue période passée à se bercer d’illusions sur les pouvoirs bénéfiques des technologies numériques, advint ce qu’il est désormais commun de nommer « Techlash » : un retour de bâton visant les géants du numérique à l’origine de trop nombreux scandales. Dans les grandes entreprises de la tech, certains cadres se rebellent, démissionnent ou se font démissionner, lancent l’alerte. Rien ne va plus. S’il est difficile de positionner un moment qui aurait signé le début du phénomène, il demeure certain que le terme a depuis envahit les sections « tech » des médias et sert de point d’entrée pour analyser de nombreux mouvement de contestation à l’endroit du numérique. Pour autant, le Techlash peut-il être assimilé à une véritable critique de la technique ? Pour Zachary Loeb, il s’agit plutôt d’un objet sémantique confus dont la définition trop large réduit à néant la possibilité d’une réelle critique du numérique.

Le terme Techlash est sans conteste écrit et prononcé à tout va, dès qu’il s’agit d’en vouloir aux Big Tech. Selon le dictionnaire de Cambridge, il signale un « sentiment fortement négatif à l’encontre des technologies modernes et des grandes sociétés technologiques ». Depuis 2013, alors qu’il est employé par The Economist, le mot fait florès. J’avais pour ma part récapitulé dans un article nombre d’événements ayant participé de sa mise sur le devant de la scène en 2019, article dans lequel je me demandais dans quelle mesure ce mouvement pouvait être à l’origine d’une remise en démocratie des techniques. Un vœu pieu oui, mais à l’époque, un tel mouvement était loin d’être anodin. Notons que si le mot est passé dans le langage courant, on ne peut pas dire qu’il a achevé de convaincre tout le monde : nombreux sont ceux qui ont pointé et pointent encore le fait que quelques contestations n’ont pas fait trembler le capitalisme de plateformes, malgré une augmentation importante du nombre d’actions de type « digital activism », notamment aux Etats-Unis. Mais cela ne nous dit toujours pas ce qu’est le Techlash.

Pour Loeb, le terme « tech » de Techlash décrit moins les technologiques ou « le » numérique – si tant est qu’on puisse en arrêter une définition de circonstance – que certaines entreprises et les services qu’elles conçoivent. En gros : Meta, Amazon, Apple et Microsoft sont ciblées, plus que ne le sont le smartphone ou l’ordinateur. Le « Tech » de Techlash est une référence au secteur technologique, pas à la technologie elle-même. Le techlash n’est pas un retour de bâton sur les technologies qui emplissent le monde moderne, mais sur certaines entreprises qui ont par leurs activités contribué à créer ou exacerber des problèmes telles que les biais algorithmiques, la désinformation, la violation de la vie privée, etc. Dit autrement : « Le Techlash fait allusion à la frustration que Meta, Alphabet et Tik Tok et [insérer n’importe quelle entreprise technologique] ont créée par leur usage de l’informatique, mais ne suggère jamais que peut-être, le problème réside dans les technologies elles-mêmes ». Loeb, en bon technocritique, dresse ici en creux une critique de la prétendue neutralité de la technologie.

Par conséquent, cette critique reste compatible avec une forme d’adoration pour la technologie – elle ne serait ni bonne, ni mauvaise, juste parfois mal utilisée, ou utilisée par des personnes et des entreprises malveillantes. On ne cessera jamais d’avoir à le rappeler, c’est l’argument de prédilection des vendeurs d’armes, quand ceux-ci affirment que ce ne sont pas les pistolets qui tuent, mais les gens qui les utilisent (en référence à une phrase souvent employée par les lobbyistes de la NRA : « Guns don’t kill people, people kill people »). On peut donc critiquer Meta tout en s’éprenant de réalité virtuelle (VR) et augmentée (AR), on peut pointer du doigt la rémunération des auteurs sur Spotify tout en se félicitant d’accéder partout et tout le temps à toute le musique du monde (quitte à écouter les cinquante mêmes titres qu’on pourrait charger en local dans son téléphone, sans avoir à les streamer quotidiennement pour rien). Loeb résume sa pensée : le Techlash est une critique technophile aux problèmes technologiques.

Si quelque chose illustre bien ce manque de radicalité, ou tout au moins d’analyse, c’est l’hypocrisie latente de nombreuses personnes devenues soudainement critiques après de grands scandales (celui de Théranos, qui a sanctifié la limite du modèle startup). Ces mêmes personnes qui ont pourtant durant dix ans ou plus, suivi têtes baissées les injonctions à admirer les prouesses des barons de la tech, à une époque où l’on s’imaginait que Mark Zuckerberg allait devenir président des Etats-Unis, et où l’on comparait encore Elon Musk à Iron man. Toute critique des technologies était, comme ce fut souvent le cas dans l’histoire, considérée comme une atteinte à la vérité, un conservatisme puéril, un « néo luddisme » émanant d’ignares désirant (retourner) vivre dans des grottes (« Amish », a-t-on également entendu en 2020). Aussi, Zachary Loeb affirme que pour comprendre le Techlash, il convient de mesurer l’écart entre ces anciennes promesses et leur résultat. Il faut se remémorer ces promesses, se rappeler à quel point certains acteurs ont été mis sur un piédestal, soutenus par une presse dithyrambique qui considérait que le monde allait enfin être unifié dans une « noosphère » informationnelle qui, de Teilhard de Chardin à Google, en passant par Marshall McLuhan et son « village global », portait l’espoir d’un monde enfin apaisé.

Bien sûr, rien de tout cela n’est arrivé. Certaines de ces promesses n’ont d’ailleurs pas quitté les Unes de journaux technophiles. Il suffit de lire les sections « Tech » des médias plus ou moins spécialisés dans le domaine, qui malheureusement, relaient encore trop de promesses sans recul. Force de constater qu’il est encore possible de déplorer le manque d’éthique des Twitter, Google, Apple et Amazon et d’acter la « fin du mythe de la Silicon Valley », tout en s’étonnant d’un même geste du fait que ces entreprises n’aient pas su répondre aux possibilités infinies promises par l’essor de l’internet. Dans un autre registre et dans un autre secteur – le spatial – qui semble reprendre le flambeau d’une technophilie désillusionnée dans le numérique, on peut se félicite d’un énième lancement de fusée à des fins de mise en orbite de matériel militaire, parce qu’une fusée qui décolle, c’est beau. Je le disais dans un Tweet : « Si SpaceX plaçait des bombes atomiques en orbite il y aurait des gens pour crier Hourrah ». (NB : c’est interdit depuis 1967).

De fait, le Techlash n’a en rien fait voler en éclat ces vieux réflexes complaisants, pas plus qu’il n’a suscité un revirement massif à l’encontre d’un technosolutionnisme béat. Le Teclash n’a pas réduit le potentiel séducteur des technologies et à peine effleuré les imaginaires positifs, futuristes et désirables que celles-ci charrient. Ceux-ci sont trop profondément et solidement ancrés pour être si facilement renversés.

Pour Zoeb, cela s’explique aussi par le fait que le mot Techlash exprime non pas un mouvement (social, militant), mais un moment. On n’entend par exemple jamais parler de « Techlasher » (c’est-à-dire de personne se revendiquant du Techlash) : « il n’y a eu aucun besoin d’assigner un nom aux participants du Techlash parce que celui-ci ne désigne pas des personnes en particulier mais bien à une attitude largement distribuée dans la société. » Pourtant, des mouvements sociaux critiques des technologies, il y en a eu une pelleté dans l’histoire. Pourquoi un terme si peu précis comme le Techlash s’est-il donc si vite diffusé quand d’autres semblent s’être évanouis ? C’est la question que posaient également le philosophe Jacob Metcalf et l’anthropologue Emanuel Moss du Data & Society Research Institute en 2020. Il y décelaient même un problème plus profond : pour eux, la mise en visibilité du Techlash, avec ses quelques figures (souvent des hommes blancs) a contribué à invisibiliser d’autres combats antérieurs et non moins légitimes.

Le Techlash, ce serait une technocritique qui perce, parce qu’elle ne dérange pas trop, parce qu’elle est convenable, et même plutôt appréciable pour toutes les entreprises qui ne sont pas des Gafas, et qui pour beaucoup ont pas mal de raisons de leur en vouloir. Cette technocritique finirait donc logiquement par devenir monopolistique, comme le déplorait déjà Loeb dans une réflexion passée. L’activisme dans la tech existe pourtant bien sous diverses formes (du Right to repair – droit à réparer – au design inclusif, en passant par tout un tas de luttes localisées, à l’endroit des entrepôts Amazon, des trottinettes en libre-service ou des antennes 5G), et ces mouvements existeront encore lorsque les grandes entreprises technologiques pourront déclarer que le Techlash est enfin terminé, et qu’elles ont enfin changé. Mais le techlash est décorrélé de ces luttes. Il n’aide pas à savoir de quoi on parle exactement lorsqu’on critique les technologies, car lesdites critiques sont multifacettes (à tel point qu’il est difficile de tout suivre : de la matérialité des technologies à la surveillance, en passant par l’exploitation et le digital labor… tous ces « thèmes » sont comme dilués dans un mot et aussitôt évacués dans son évanescence).

Loeb va plus loin. Pour lui, le Techlash opère un renversement dans le positionnement victimaire des acteurs visés par la critique. Plutôt que de regarder les personnes subissant les décisions prises par les grandes entreprises technologiques, on regarde les entreprises elles-mêmes… qui peuvent donc se positionner en victimes, victimes d’être au centre de scandales qui ternissent leur image, quand bien mêmes elles ne rêvent que d’être adulées, et alors que leur mission sacrée reste inchangée: bâtir un futur meilleur.

La suite de la partition est vue et revue : jouer les génies incompris, affirmer avoir pris en compte les critiques, et recadré ses activités pour finalement les poursuivre avec en ligne de mire les mêmes promesses. Un exemple qui illustre parfaitement le coup d’épée dans l’eau qu’ont pu représenter certaines critiques est le documentaire The Social Dilemma, proposé par Netflix en 2020. J’en parlais alors ici-même, en regrettant une conclusion pour le moins ambiguë, faite par Tristan Harris, une des figures de proue du Techlash. Celui-ci affirmait en résumé que si la technologie pouvait mener aux pires abus, il restait tout de même « fantastique de pouvoir commander un taxi en trente seconde » (…) « Facebook, c’est mal, mais Uber passe encore. L’éthique du numérique n’est pas qu’entre hommes blancs, elle est aussi en col blanc. » Je rejoins donc les inquiétudes de Zachary Loeb qui s’émeut de cette issue : ceux qui ont tout fait foirer sont les mieux à même de tout réparer, il leur aura suffit d’avoir quelques remords, il n’étaient pas mal intentionnés. C’est bien pourquoi il convient de bien analyser qui peut et doit porter l’étendard de la technocritique, et qui est évacué de cette scène et relégué au rang d’Amish. Les « cautions critiques » ne rendent service à personne. De la même manière, la focalisation de la critique sur une seule et même personne risque de rester sans effet, tant un gourou chasse l’autre (hier Mark Zuckerberg, aujourd’hui Elon Musk, comme le montre ce sondage comique sur Twitter).

***

Le Techlash est sans doute un objet qui offre peu de prises pour amorcer une « véritable » critique de la technique, si toutefois on partage l’idée que cette critique doit porter sur la technologie en tant que telle. Cela n’a rien d’une évidence. Il s’agit aussi certainement d’une construction médiatique reposant sur un intérêt presque sordide pour les empires qui s’effondrent (scoop : ils ne s’effondrent pas vraiment). Cependant, quelques réflexions me viennent à l’esprit. Il me semble d’une part un peu rapide d’affirmer que le techlash n’a pas agi par contagion, à l’endroit des jeunes ingénieurs qui pour certains, se font plus critique vis-à-vis des entreprises technologiques au sens large, ou des informaticiens ou des designers qui se livrent à des réflexions sur leur métier. Pour ce que j’en sais cependant, ces mouvements n’adhèrent pas à une technocritique en particulier (on peut être technocritique de bien des manières). Ils sont traversés par des influences diverses. A ce titre, le non-mouvement qu’a été le Techlash n’est pas moins intéressant à critiquer que les livres qui tombent entre les mains des activistes technocritiques en herbe, les références qu’ils exposent (comme le terroriste Theodore Kaczynski, chez le groupe « Anti tech résistance »). Il me semble un peu vain de chercher la pureté là où il n’y en aura jamais.

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