« L’email est le cafard d’internet : invincible » écrit Ian Bogost dans un article sur The Atlantic. En effet, l’email n’est toujours pas mort, et les tentatives d’y mettre fin s’y sont souvent cassé les dents. A défaut de s’en passer, ne pourrait-on pas le ralentir : un « slow Email » est-il possible, comme il existe un « slow web », supposé trancher avec la frénésie des notifications et rendre aux utilisateurs le contrôle de leur temps ?
Ralentir le mail
L’Email est envahissant mais le courrier postal « classique » (celui que nous amène le facteur) l’est moins. Les collectes et les réceptions ont lieu une ou deux fois par jour, suivant un modèle de lenteur certes désuet, mais qui a le mérite de la régularité. Seul problème : en dehors des factures et d’éventuels abonnement magazines, l’immense majorité des échanges du quotidien ont maintenant lieu sur internet. A défaut donc, d’en revenir aux missives papier, ne pourrait-on pas donner à l’Email les attributs et l’allure de son lointain cousin postal ? Cette idée, Dmitry Minkovsky (@dminkovsky) l’a réalisée, avec le service Pony messenger (@PonyHQ). Le principe est simple : le courrier de sa boîte mail est « ramassé » une seule fois par jour, le matin à 05h30, à midi ou le soir à 18h30.
Pony s’inscrit dans une longue tradition de ralentissement des outils numériques. De « Slow Messenger », du Near future Laboratory (2007) au récent réseau social « Minus », créé par l’artiste Ben Grosser, et n’autorisant l’envoi que de 100 messages seulement, les tentatives plus ou moins loufoques de faire prendre conscience de l’accélération numérique ne sont pas nouvelles. Le plus souvent, elles relèvent de l’art (on en retrouve un certain nombre sur le site Pleasurable troublemakers), mais n’ont pas vocation à vraiment faire l’objet d’un usage véritable.
Cependant argue Ian Bogost, la perspective de les rendre utiles et utilisables par-delà leur dimension critique et artistique est une nécessité : « internet a besoin de freins pour réduire ses nuisances ». Mais il ne faudrait pas se faire d’illusion. Il n’y aura pas une version « lente » de Tik Tok ou de Twitter, lesquels n’ont en rien intérêt à diminuer l’engagement qui fait partie intégrante de leur business model. Pony messenger n’intervient pas en remplacement de ces services, mais propose de nouvelles modalités de communication que l’utilisateur met en place de façon délibérée. Notons que Pony Messenger est un service qui fonctionne en boucle fermée : il ne permet la communication qu’avec d’autres personnes l’utilisant déjà (comme Whatsapp, Telegram et les autres).
Du « Slow web » au slow mail
Ralentir l’email ne s’entend que dans la perspective où c’est le web lui-même qui ralentit. Le mouvement dit du « Slow web » est lui aussi en émergence depuis une dizaine d’année, parmi d’autres initiatives analogues dans le domaine de l’alimentation (slow food) ou des arts (slow cinema). En 2012, le designer Jack Cheng écrivait un court essai synthétisant l’idée du slow web : une philosophie portée vers la remise en question du paradigme de la connexion permanente. Le designer y défend l’idée que l’information ne doit être délivrée que lorsqu’on en a réellement besoin et non pas en continu. Aussi, le slow web prend à revers « fast web » – un web « hors de contrôle », ou comme Cheng l’écrit, un web : « oh mon dieu il y a trop de trucs je ne peux juste plus suivre ».
En France au même moment, c’est Tariq Krim qui emprunte cette voie du slow web (lire ses articles de 2011et 2016), arguant de la nécessité de ne pas laisser le tri de l’information aux algorithmes, et de redonner à l’utilisateur du contrôle sur la façon dont il appréhende sa navigation. L’entrepreneur créée notamment Jolicloud, Netvibes, et plus récemment Dissident.ai. Ces différents services s’interfacent entre l’utilisateur et les services dominants du web, de façon à désintensifier leur flux grâce à des règles plus neutres que celles qu’ils proposent nativement.
Si un moment Slow web a pu avoir – au moins dans les médias – ses heures de gloire, le « Fast web » est toujours là et bien là. Et pour cause, l’intérêt du Slow ne peut pas résider dans le seul ralentissement : le succès de tels services tient moins dans leur capacité à ralentir les flux que dans les nouvelles possibilités et fonctions qu’ils offrent. Ian Bogost cite à cet effet Timehop (un service qui permet de savoir ce qu’il s’est passé à la date du jour il y a un an) ou « Budge » (dont on ne trouve guère trace, mais qui servirait à mieux organiser ses tâches). De même, Netvibes, qui concatène plusieurs sources d’information de manière visuelle via les flux RSS, permet d’éviter l’infobésité tout en offrant une interface synoptique claire. Pony aussi viserait cette éternelle promesse de faire les choses différemment. Aussi, Minkovsky n’aurait pas tant essayé de tuer le mail que d’imaginer un service suggérant un type d’usage différent, tout en gardant à l’esprit la nécessité d’en faire un objet rentable, y compris grâce à la publicité.
Ian Bogost explique s’être inscrit à Pony, puis avoir échangé avec certains de ses amis selon des modalités inhabituelles. Comment écrit-t-on lorsque le mail est relevé trois fois par jours ? Différemment. Dans le cas de Bogost, cela se rapproche plus de la lettre papier, qui varie du mail tant par sa forme (le langage utilisé) que par le fond (ce dont on discute). Dit autrement, Pony susciterait des affordances différentes du mail classique, et dans le cas de Bogost, cela se traduit par des correspondances plus créatives et littéraires. De son côté, Minkovsky explique entretenir des liens avec des personnes avec qui il communique plus rarement et qui sont sorties de son réseau. Pony n’est donc pas le « successeur » du mail mais, à en croire son créateur, une « messagerie consciente » qui permet de se concentrer sur l’instant présent. Rien de quoi révolutionner notre dépendance au mail. Tout au mieux, ponctue Bogost, c’est une construction progressive pour en sortir.
Sortir du mail, un exit élitiste ?
Je dois dire que la conclusion de Bogost m’a laissé sur ma faim. S’il reconnaît l’intérêt et les limites d’alternatives comme Pony, il passe à côté de ce que le mail – et le fait de vouloir s’en débarrasser – signifie d’un point de vue social. Car il convient de se poser la question suivante : qui souhaite vraiment en finir avec le mail ?
Les usages du mail sont multiples et dépendent de situations de travail et sociales variées. Comme l’explique la sociologue Dominique Pasquier dans son ouvrage L’internet des familles modestes, Enquête dans la France rurale (Presses des Mines, 2018), le mail est « comme l’ordinateur, il continue de faire partie du monde de ceux d’en « haut », ceux qui utilisent les logiciels de bureautique, communiquent volontiers par écrit, et acceptent que la frontière entre le monde du travail et celui de la maison soit poreuse. » Ainsi, l’usage du mail par les ménages les plus pauvres est loin d’équivaloir à celui des cadres supérieurs par exemple. De même, la nostalgie du courrier papier n’est pas universelle, ajoute la sociologue : « envoyer et attendre une réponse ne correspond pas aux valeurs du face à face dans l’échange, qui reste très fort dans les milieux populaires, Il demeure de l’ordre du courrier, ce qui en fait un dispositif formellement distant. ». Enfin, l’usage que ces familles font d’internet n’est pas très contributif, et ne déborde pas sur le temps familial : « quand on arrête de travailler, on arrête de travailler. » Pour les petits échanges créatifs, on repassera.
C’est une toute autre situation que vivent les cadres, chez qui le mail est cœur de la communication interpersonnelle et de la vie professionnelle. Ils sont 71% à gérer leurs mails en dehors du temps de travail : avant le petit déjeuner, et jusqu’au soir quand le smartphone échoue sur la table de nuit. Ils appartiennent à des entreprises qui elles-mêmes vivent dans – et composent – un écosystème technologique et communicationnel dont elles ne peuvent s’extraire. C’est connu : les attaques incessantes du mail contre la concentration produisent un syndrome de saturation cognitive et tendent souvent à repousser les heures réellement « travaillables » à des plages horaires tardives, quand les mails se calment, quitte à empiéter sur la vie personnelle.
Si l’on peut se féliciter de l’existence d’un « droit à la déconnexion » (article L. 2242-17 du Code du travail), il faut constater que celui-ci n’est en réalité pas respecté. Et cela pour plusieurs raisons allant de l’auto-aliénation des travailleurs (parfois sous forme de surinvestissement professionnel : envoyer des mails tard pour montrer à quel point on est engagé) à la mise en place de diverses stratégies de contournement de ce droit. Quand par exemple, un manager précise dans ses mails que ceux-ci ne nécessitent pas de réponse immédiate, tout en continuant à en envoyer par dizaines. Le mode asynchrone – qui rompt, comme Pony, avec le frénétisme du ping-pong de messages – n’est pas la panacée : beaucoup écrivent des mails le soir et programment leur envoi au matin suivant pour éviter d’être accusé de spammer leurs collègues après les heures de bureau. Côté récipiendaire, la charge mentale reste exactement la même.
L’usage toxique du mail est souvent le reflet d’environnements de travail toxiques, et parfois aussi d’un manque d’éducation sur les manières de communiquer, ou d’une incapacité à s’organiser. Le plus souvent, les « règles » de communication numérique en entreprise sont inexistantes, ou terminent en feuille A4 sur un tableau en liège dont la principale caractéristique est d’être devenu invisible aux yeux de tous.
Dans mon environnement immédiat, l’immense majorité des personnes qui souhaitent et peuvent s’éloigner du mail sont avant tout celles qui n’en dépendent pas (c’est-à-dire à qui on ne reprochera pas de ne pas avoir répondu), et qui disposent de situations sociales privilégiées : un ami relève ses mails le vendredi seulement, un autre répond à un message sur dix et quand il le souhaite, un dernier ne répond que tous les trois ou quatre jours. Ces personnes ont par ailleurs des vies professionnelles et personnelles qui s’entremêlent, n’ont pas de chef, voire jouissent de positions d’autorité qui leur permettent de s’extraire d’une partie de l’accélération du monde. Elles sont loin de partager le quotidien de ceux qui travaillent dans une cellule de service client, « en mode projet » dans une grosse entreprise, ou sous une hiérarchie formelle. Ces derniers doivent répondre aux mails, et ne disposent pas d’autant de latitude pour les limiter (tout au mieux peuvent-ils demander à ne pas être en copie quand ce n’est pas nécessaire, et encore). Les velléités de « déconnexion » sont étroitement liées aux capacités des individus à négocier leur mode de communication à l’intérieur d’un régime attentionnel qui s’impose plus ou moins à eux.
Ainsi, quand le blogueur Ploum raconte dans son billet « qu’est-ce qu’une déconnexion » les démarches (fort astucieuses) qu’il a entreprises pour s’éloigner d’internet (et du mail), je ne peux m’empêcher d’y voir une certaine forme d’élitisme. D’abord parce que s’éloigner d’internet (le mail, ou autre chose) n’est profitable que dans la mesure ce n’est pas le moyen privilégié pour parler à ses proches, qui peuvent vivre par exemple à l’étranger. Ensuite, parce qu’internet demeure pour beaucoup le moyen de dénicher des bonnes affaires, sur Le bon coin ou ailleurs, notamment grâce à des alertes mail ! Ploum explique dépenser moins en se déconnectant, mais pour d’autres, c’est le contraire qui est la norme. Enfin, les moyens qu’il met en œuvre pour assurer sa déconnexion et sa « désynchronisation » nécessitent à la fois des compétences techniques et de disposer de la situation de relative indépendance professionnelle que je décrivais plus haut. Le fait même de penser à s’exclure partiellement d’internet, quand certains arrivent à peine à y trouver leurs marques alors qu’ils en auraient besoin, dit beaucoup sur ce que coûte réellement cette coupure à celui qui se l’impose. NB : je ne souhaite pas ici incriminer Ploum qui à aucun moment dans son texte n’aspire à une généralisation de son cas.
Le slow web doit-il être un objet technique ?
Je parlais récemment du phénomène d’accélération du web avec Tariq Krim, cité plus haut, et celui-ci établissait une analogie intéressante avec l’alimentation, mentionnant le livre de Michael Moss Salt Sugar Fat: How the Food Giants Hooked Us. Cet essai raconte comment des « food designers » ont pu créer des produits alimentaires les plus addictifs possibles en y injectant la bonne quantité de gras, de sucre et de sel. Ceux-là font évidemment penser aux designers ayant mis en place des stratégies de captation de l’attention à partir par exemple du modèle Hooked de Nir Eyal) pour rendre les services numériques eux aussi addictifs.
Prolongeant la métaphore, Tariq signalait que le fait de changer d’alimentation n’était pas à portée de tout le monde, poussant vers une formule un peu cynique mais percutante : « Si tu n’es pas capable de choisir la nourriture que tu manges, tu es du bétail ». Dans l’alimentaire comme dans le numérique, il convient de se demander si le retour à une forme de « simplicité » n’est pas déjà une possibilité qui s’offre à certaines populations plus qu’à d’autres, à la fois parce que la question ne se pose pas de la même manière pour tous, et aussi parce que la mise en œuvre de cette simplicité demande tout une série de préalables sociaux et techniques inégalement distribués dans la société. Pour négocier des nouvelles règles de communication dans son entreprise, il faut une certaine confiance, voire une forme de représentation (syndicale par exemple), qui est loin d’être la norme.
Les logiciels comme Pony nous apportent certes, du recul sur certaines pratiques envahissantes. Le Slow web en général, reste une idée intéressante, notamment parce qu’il invite à ajuster fonctionnellement les services de communication pour en retirer les fonctionnalités addictives ou dangereuses (de la diffusion de messages dans des groupes de grande taille, à la mention « vu » qui permet de surveiller la réactivité d’un interlocuteur, sur Whatsapp comme sur Teams) et aussi pour en ajouter d’autres plus propices à la discussion en ligne (un bon exemple ici). Cette critique est nécessaire, d’autant qu’elle fait face à un front d’automatisation qui se traduit, dans le mail, par l’automatisation des réponses (à travers l’auto-complete) qui ne mènera qu’à l’intensification de son usage par une sorte d’effet rebond.
Il me semble toutefois nécessaire de garder en tête deux points importants. D’abord, et comme le défend Tariq Krim, le nerf de la guerre du Slow web ne réside pas [que] dans la « neutralisation » des services déjà dominants via des interfaces qui s’y additionnent. Un web plus « slow » est un web où les utilisateurs ont un meilleur contrôle de leurs données , et où la portabilité et l’interopérabilité de ces dernières est effective : si vous téléchargez aujourd’hui vos données depuis Facebook (sous forme d’archive), vous ne pourrez pas en faire grand-chose (vous récupérerez les documents mais pas les liens sociaux). Ensuite, concernant le mail spécifiquement, il faudrait acter de la règle suivante : tout objet technique qui cherche à le remplacer finit irrémédiablement par s’y ajouter, accroissant de fait le bruit ambiant. En dehors des petits arrangements individuels souvent vains (du type « pour recevoir moins de mails, envoyez moins de mails »), la régulation des modes de communication est d’abord une affaire collective qui mérite d’enfoncer cette éternelle porte ouverte : le « moins » de mail ne réside pas dans un nouvel outil (si certains outils de « partage » ont diminué le nombre de mails, ils y ont aussi ajouté quantité de notifications et autres micro-dérangements), mais dans une réflexion et une négociation quant aux manières de travailler.
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