Facebook, figure paradigmatique du narcissisme ambiant ? Bien souvent, les critiques faites au « premier pays du monde » accusent le réseau de générer, ou au moins d’exagérer une certaine tendance à l’exposition de soi. Rien de plus faux.
Je consultais récemment un enquête « Facebook, pour quoi faire ? Configurations d’activités et structures relationnelles » réalisée par les sociologues Irène Bastard, Dominique Cardon, Jean-Philippe Cointet, Christophe Prieur et Raphaël Charbey sur les usages profonds de Facebook, à partir de données issues d’un panel de 15 145 utilisateurs du réseau. Si je dois confesser qu’il m’est arrivé de pointer les travers tout à fait égocentriques que renvoie Facebook, force est de constater que ce jugement hâtif est probablement une illusion scolastique, un biais issu de l’usage qu’en font ceux qui sont les plus prompts critiquer l’outil (mais peut-être est-ce là un autre jugement hâtif…).
L’enquête en question dénote qu’à y regarder de plus près, les utilisateurs de Facebook sont loin de (tous) correspondre à l’image qu’on souhaite parfois en faire (jeune, auto-centrés, totalement égotiques et fascinés par les GIF mettant en scène des chats). La variété des comportements donne plutôt à penser que la présence sur le réseau est motivée par une mosaïque de raisons.
« Les internautes qui utilisent Facebook pour observer ce que font les autres (…) ont des comportements très différents de ceux qui utilisent les fonctionnalités de la plate-forme pour valoriser leur propre image en interagissant avec leur public »
Six types d’utilisateurs de Facebook
Gardons avant tout à l’esprit que quand vient l’heure de discriminer les usages, la fréquence d’utilisation reste le facteur dominant, toutes les autres variables découlant de cette première donnée. Concernant la méthodologie, les sociologues ont enregistré les usages des utilisateurs (avec leurs consentement), ces données recouvrent un large champ fonctionnel réparti en 92 actions élémentaires combinant des variables telles que le partage, le fait commenter ou de publier des informations (statuts, liens, vidéos, etc.) selon différentes modalités (sur son mur, dans un groupe, sur le mur d’un événement). Ce méli-mélo donne au bout du compte 9 variables à partir desquelles les sociologues construisent 6 catégories d’utilisateurs.
« Le premier constat auquel invite cette mise à plat des données conduit à relativiser l’idée que, sur Facebook, les utilisateurs se préoccupent principalement de construire leur réputation en sculptant leur profil. »
Le groupe « Publier chez soi »
Les égovisibles (20%) : beaucoup d’amis, (332 amis en médiane), publient avant tout sur leur propre profil et produisent 3 fois plus de publications que les autres, commentent 2 fois plus et partagent 5 fois plus. Les égovisibles soignent leur e-réputation et leur personnalité numérique, ils correspondent bien aux clichés sus-mentionnés, mais ils ne sont que 20% sur le réseau.
Les égocentrés (24%) : modestes, discrets, ils publient plutôt sur leur propre mur que sur ceux des autres. Avec 201 amis en médiane, ils sont relativement peu entourés et représentent en fait les pratiques « non juvéniles » du réseau. Ceux-là ne se plient pas aux « injonctions de la plate-forme », ce qui relativise le côté « fabrique du conformisme » de Facebook. Ils sont majoritaires sur Facebook.
Les partageurs (7%) : avec très peu d’amis, 52% de leur activité est dévolue au simple partage, sans vraiment se préoccuper de leur image (bon, on est quand même ce qu’on partage à un certain niveau, mais ceux-là ne sont pas du genre « selfie »).
Le groupe Publier chez les autres
Conversation distribuée (23%) : ce groupe commente et publie essentiellement chez les autres. Ils talonnent les égovisibles en terme de communication. En revanche, ils ne partagent pas tellement de liens, leur activité est essentiellement liée aux commentaires de profils en profils, ce qui caractérise les formes juvéniles de la conversation.
Conversation de groupe (8%) : ceux-là discutent plutôt au sein de groupes (club moto, cours de cuisine, bande de copines). Facebook est pour eux une sorte d’espace coopératif, pas une pièce de théâtre.
Le groupe des Non-actifs
Non- actifs (17%) : Facebook leur permet de garder contact avec les autres. Le nombre de leurs publications est faible et l’activité de l’année sur leur mur est leur anniversaire. « Cette passivité ne signifie pas que ces utilisateurs ne se rendent pas régulièrement sur Facebook » préviennent cependant les sociologues. Pour eux, le réseau est avant tout un outil passif d’observation.
L’e-réputation est une affaire de vieux
Tout ceci sonnerait un peu creux si l’on ne croisait pas ces données avec quelques caractéristiques socio-démographiques. Ainsi, l’enquête nous apprend que les égovisibles et égocentrés sont plutôt au dessus de 35 ans alors que le groupe « publier chez les autres » rassemble plutôt des jeunes. Sur Facebook, l’e-réputation est donc plutôt une affaire de « vieux ».
On retrouve également plus d’hommes parmi les égocentrés et les égovisibles, plus de femmes dans les groupes liés à la conversation distribuée et de groupe :
« Les pratiques de Facebook ne font donc pas exception au constat régulièrement établi dans les travaux sur la communication téléphonique, la messagerie ou les SMS d’une compétence féminine dans l’animation conversationnelle des liens sociaux. »
Enfin, les interactions les plus fréquentes se font avec les gens que les utilisateurs de Facebook connaissent depuis longtemps et avec lesquels ils entretiennent des relations hors-ligne (n’en déplaise à Bernard Stiegler). Pour faire court, disons que cette étude confirme quelques évidences (notamment sur les comportements conversationnels plus féminins) et fait mentir quelques préjugés (qui affirment par exemple que les jeunes seraient égocentriques). Facebook est ici présenté sous un autre jour, comme un réseau silencieux plutôt qu’expressif, un fait de nature à relativiser le poids des mécanismes algorithmiques (ou plutôt l’étendue de la cible qu’ils touchent).
Ensuite, il apparaît que Facebook exerce pour beaucoup une sorte de monopole radical : un espace dont on se passerait bien mais où l’on se rend par obligation, « parce que les autres y sont » (les autres pouvant être des amis, la famille ou ses propres enfants). Dans ces situations, les efforts déployés par la plate-forme restent vains face à une forme de résistance, ou plutôt de manque d’intérêt à pousser plus loin la valorisation de soi-même. Manque d’intérêt de nature à remettre (un tout petit peu) en cause les menaces que génèrent les plateformes sur nos libertés. Finalement sur Facebook, nous ne sommes pas tous des moutons.
Joli placement de mc à la fin ^^
J’ai adoré, comme souvent, hein… Parce que je me doutais bien que c’était pas aussi simple, mais je n’aurais quand même pas soupçonné les proportions, en fait. Pareil pour l’e-réputation, tu vois ? J’aurais plutôt cru que les jeunes s’y intéressaient plus.
A moins que justement, ils le fassent, la maîtrisent parfaitement, mais n’ont, en revanche, pas les mêmes critères de ce qui est acceptable ou non ? Je pose la question, parce que j’en viens à croire qu’il y a un vrai clivage entre les 35-55 ans et les plus jeunes côté travail (un peu le fameux « linkedin v twitter »).
Merci ^^
Ben de rien, c’est une synthèse 🙂 qui moi aussi m’a un peu remis les idées en place. Ca n’invalide pas non plus la grande furie algorithmique qui a lieu chez Facebook, mais ça a le mérite de tempérer un peu les discours.
Merci pour cette synthèse détaillée, j’avais pas encore eu le temps de lire le papier 🙂
Quoi de mieux pour commencer la journée qu’une bonne vieille typologie cardonienne !
D’ailleurs quand aurais-je l’honneur de publier une des tiennes ? Hein ? Hein ?
Mouarf. J’y travaille, j’y travaille… 2018 devrait être la bonne année 🙂
Je suis sûr que tu as plein de choses intéressantes à dire, pourquoi tu gardes tout dans ta tête ? VOLEUR.
Oui alors on va se calmer hein monsieur. Laissez la police faire son travail, dès que j’aurai de plus amples publications, croyez bien que vous en serez les premiers informés.
J’en conclus, sans honte aucune que je suis un égocentré mâtiné d’un zeste d’égovisible ( depuis le temps qu’on nous dit que l’estime de soi, c’est un remède miracle, j’ai fini par y croire ).
Il y a cependant une activité que je pratique qui n’est pas recensée dans la typologie, ou alors j’ai mal lu, ce qui m’arrive parfois, c’est l’inscription à des groupes (non pas pour discuter entre soi ) plutôt » fumeux » ( selon mon point de vue ) genre « Ovni » » Rebelles » » illuminés » pour observer les infos auxquelles le groupe adhère et les discussions qui en découlent au sein de la communauté. C’est mon côté voyeur qui après tout rentre dans la typologie sous l’appellation des non actifs. Le clan des voyeurs en quelque sorte. Cet usage de Facebook me permet de puiser des histoires pour mes histoires. C’est pas gentil, je sais, de regarder par les trous de serrure mais c’est souvent instructif.
[…] Non, Facebook n'est pas (seulement) une machine nombriliste – Mais où va le Web. Facebook, figure paradigmatique du narcissisme ambiant ? Bien souvent, les critiques faites au « premier pays du monde » accusent le réseau de générer, ou au moins d’exagérer une certaine tendance à l’exposition de soi. Rien de plus faux. Je consultais récemment un enquête « Facebook, pour quoi faire ? Configurations d’activités et structures relationnelles » réalisée par les sociologues Irène Bastard, Dominique Cardon, Jean-Philippe Cointet, Christophe Prieur et Raphaël Charbey sur les usages profonds de Facebook, à partir de données issues d’un panel de 15 145 utilisateurs du réseau. L’enquête en question dénote qu’à y regarder de plus près, les utilisateurs de Facebook sont loin de (tous) correspondre à l’image qu’on souhaite parfois en faire (jeune, auto-centrés, totalement égotiques et fascinés par les GIF mettant en scène des chats). […]