Technocritique: peut-on tout éteindre ? À propos de l’anti-industrialisme

À l’invitation des Designers Éthiques, j’intervenais récemment à Rennes, en compagnie de Jacques François Marchandise (ex-Fing) lors d’une conférence intitulée « Technocritiques, peut-on tout éteindre ? » Dans cet édito, je reviens succinctement sur les quelques éléments que j’ai pu transmettre sur les groupes (plus ou moins) anti-IA que j’observe de près, laissant de côté les éléments apportés par Jacques-François, relatifs aux conditions de mise en place d’une « démocratie technique » (c’est-à-dire un régime qui permet de choisir collectivement les technologies), avec lesquels je suis en accord. Je vous redirige pour cela vers l’ouvrage collectif publié par la FING en 2020 dans le cadre du programme RESET (« Quel numérique voulons-nous pour demain ? ») et vers mon propre ouvrage coécrit avec Yaël Benayoun, Technologies partout, démocratie nulle part (FYP, la même année).

Ce petit papier est tiré de l’édito de la dernière newsletter, à laquelle vous pouvez vous abonner un peu partout sur ce site.

En tout état de cause, le titre de cette intervention nous a paru recouper un moment intéressant dans l’état des critiques des technologies présentes : « Peut-on ? » pose la question de manière différente que « Faut-il ? » (qui invite à se positionner) ou encore « Comment tout éteindre ? » qui fait carrément office de mode d’emploi. On notera bien sûr qu’opter pour la vision maximaliste (« tout éteindre ») est déjà en soi un parti pris assez fort mais qui a le mérite de poser la question dans les termes parfois caricaturaux de certains groupes technocritiques. 

Caricaturaux dans la mesure où les positions dites technocritiques – dont peu de personnes se revendiquent en réalité, hors des cercles intellectuels – ont souvent été scénarisés de façon très binaire. Les pro et les anti. Ceux qui conçoivent les machines et ceux qui les brisent. Ainsi les luddites, ces ouvriers qui détruisaient les machines aux débuts de la révolution industrielle, sont souvent invoqués (y compris dans le dernier ouvrage très médiatisé de Giuliano Da Empoli) pour signifier une position anti-technologique. L’histoire des luddites dit autre chose, faisant plutôt état de revendications sur le plan de la transformation du travail (la prolétarisation liée à l’usage de la machine, pour le dire en des termes marxistes), ou la revalorisation des paies. Les luddites n’étaient pas fondamentalement « contre le progrès », pas plus que les Amish, également réduits à cette position que plusieurs enquêtes sérieuses ont très largement nuancée. Cette opposition pro/anti caricaturale fait toutefois les choux gras d’une partie de la presse qui y voit l’occasion de mises en scènes très séduisantes. L’une d’entre elles, bien connue, est celle qui opposa l’essayiste néoluddite Kirkpatrick Sale au patron du magazine Wired Kevin Kelly en 1995. Le premier est connu pour avoir brisé un ordinateur devant 1500 personnes cette année-là, une performance qu’accompagnait un récit plus large sur les dangers existentiels de l’informatique. Au cours de leur échange devenu classique, les deux hommes font un pari : dans 25 ans, le monde se sera-t-il effondré sous l’effet de la modernité (version de Sale), ou bien aura-t-il résisté ? 25 ans plus tard, Wired était revenu sur l’affaire. Sale admet alors avoir perdu son pari, mais tous deux conviennent que le monde ne s’est pas amélioré pour autant.

Revenons au présent. En février 2025 a eu lieu à l’initiative du gouvernement français le fameux « Sommet pour l’action sur l’IA », qui a réuni nombre d’invités – quelques-uns critiques – et surtout des industriels. Nous sommes désormais habitués à ces grandes techno-messes, VivaTech en est une autre. Ce sommet avait toutefois, au moins sur le papier, pour ambition d’emporter un objectif diplomatique. Je ne m’étendrai pas sur les suites de l’événement, par ailleurs très bien traité par de nombreux journalistes. Ce qui l’a moins été, c’est le front technocritique qui s’est constitué pour y répondre. Les « Contre-sommets » ont été nombreux : celui du philosophe Éric Sadin (« Pour un humanisme de notre temps »), celui de l’Association française contre l’intelligence artificielle (AFCIA), « débat critique sur la régulation de l’Intelligence artificielle », celui de « Pause AI », « reprendre le contrôle », celui du député EELV David Cormand « Réinventer l’IA », ou encore celui du groupe anti-industrialiste Anti Tech Résistance (ATR), « Contre sommet de l’IA ». Au Mouton Numérique, nous avons pour notre part organisé une « Contre soirée » – faute de temps mais aussi parce que devant cette multitude d’espaces, il nous a semblé plus professionnel d’en rire en buvant un coup (on n’est pas des moutons). Notons que ces mouvements ne sont pas tous idéologiquement compatibles. David Cormand avait par exemple invité l’ex-Commissaire européen Thierry Breton, qui n’aurait pas été le bienvenu chez Sadin. Mais passons. 

Le plus intéressant pour moi, a été de voir l’interruption du contre sommet de Sadin, justement, par les membres du groupe Anti-Tech Résistance, qui n’ont pas fini de faire parler d’eux. Documentée sur leur site, cette interruption avait pour objet notamment, de critiquer la venue d’Anne Hidalgo, traîtresse à la cause des technocritiques puisque n’ayant pas freiné la surveillance algorithmique lors des Jeux Olympiques. Leur interruption a été plus ou moins applaudie, selon l’angle de la caméra et les témoignages que j’ai pu recueillir de la scène.

ATR vient, dans les mots et dans les actes (« CONTRE la technologie, POUR la vie », lit-on sur leur site) renouveler une critique des technologies extrêmement radicale, dans la lignée des combats anti-industrialistes que d’autres groupes mènent depuis plusieurs décennies : Pièces & main d’œuvre (PMO) à Grenoble depuis le début des années 2000, ou encore l’association Technologos (dans une moindre mesure cependant, l’association se considère comme étant avant tout technocritique).

Ces groupes sont intéressants à au moins deux titres. D’abord, ils fonctionnent par coups d’éclat : PMO a, dans le passé, interrompu une réunion organisée par la Commission nationale du débat public (CNDP), sur la biologie de synthèse – la séquence, bien connue des sociologues des sciences, a eu le mérite de lever le voile sur  les défaillances de ces débats. Quinze ans plus tard, ATR interrompt également des réunions (récemment, le forum « Change Now », auquel le groupe a reproché son caractère green-washer), mais aussi les groupes militants eux-mêmes. Ensuite, ces groupes sont armés d’une littérature technocritique la plus radicale : Ted Kaczynski (alias Unabomber) chez ATR, Jacques Ellul, Ivan Illich, Lewis Mumford et j’en passe, également chez les autres. La section « Conseils de lecture » du site d’ATR montre bien cette focalisation vers les thèses les plus farouchement anti-technologiques – le tout donnant un cadrage orienté à leur critique des techniques. Je n’entre pas dans les détails, pas plus que je ne souhaite ici balayer l’ensemble de ces livres, que j’ai – je le précise – lus pour la plupart. Et bien sûr, je ne mets pas Kaczynski (un terroriste qui a tué des gens) dans le même sac que Mumford (un historien). Il faut en revanche convenir qu’ils ne résument pas à eux seuls l’étendue de la littérature technocritique, notamment parce qu’ils font l’impasse sur l’ensemble de la sociologie des techniques et surtout, sur la tradition dite de la « démocratie technique » dans laquelle je m’inscris (voir mon « Starter kit technocritique », où je tente de renouveler quelques bibliothèques un peu poussiéreuses). 

En tout état de cause, à l’époque de PMO – ils existent toujours bien sûr – comme aujourd’hui, ces critiques anti-industrialistes ont achoppé, pour le dire vite, sur la question du corps (notamment celui des femmes, des personnes minorisées, voire des malades). Des débats ont dès les années 2010, enflammé différents groupes militants, pour le droit des femmes à disposer de leurs corps, pour les défenseurs de la cause trans, ou encore dans le milieu du handicap. Car « Tout éteindre », c’est aussi mettre la pilule contraceptive à la poubelle, empêcher les transitions de genre, interdire aux personnes handicapées l’accès à toutes les techniques qui pourraient les aider à mieux vivre. Et puis tant qu’à faire, on débranche aussi les IRM et les respirateurs artificiels. Tant pis pour les malades. Le déplorer ne revient pas à dire que la pilule est sans effets secondaires, que les transitions de genre devraient s’effectuer n’importe comment ou encore, qu’on « résoudrait » le handicap à l’échelle individuelle sans modifier l’environnement. Tout est dans le discernement, dans la nuance. Une nuance par ailleurs bien établie dans les littératures critiques des techniques issues de ces milieux, notamment queers – je renvoie pour cela au livre Écologie déviantes, de Cy-Maubert Maulpoix. Pour résumer le problème, chez les anti-industrialistes, admettre qu’il peut exister autre chose que « tout ou rien » confine à la trahison technophile, puisque cela revient, en définitive, à faire des compromis avec la grosse industrie. 

Cela explique pourquoi ATR est déjà en train de se mettre à dos l’ensemble des groupes militants en faveur du climat, des Soulèvements de la Terre à Extinction Rébellion, qui ne sont tout de même pas connus pour être particulièrement favorables au système en place. Ces frictions sont liées aux raisons évoquées plus haut sur le corps, mais aussi parce qu’il existe, par exemple aux Soulèvements, des compromis sur la question des technologies, des alliances avec les syndicats (perçus comme faisant partie du système productiviste par les anti-industrialistes). La question qui anime ce mouvement (dont j’invite à lire le livre Premières secousses, publié dans la meilleure maison d’édition du monde), en dehors de son action, par exemple à Sainte-Soline, est celle de l’horizon politique à long terme, de sa capacité collective à changer de monde sans tout éteindre, d’obtenir suffisamment d’adhésion à sa cause.

En d’autres termes, il s’agit de penser une stratégie politique. C’est difficile, c’est toujours imparfait, mais c’est une manière de composer avec le réel. Or « Tout éteindre » est moins une stratégie qu’un mot d’ordre inapplicable (on cherche encore le bouton « Off »), une utopie contemporaine (enfin, pour ceux qui veulent vivre dans la boue et le froid), et dont l’objet est moins de réunir largement que de défendre une vision idéaliste du monde, peu soucieuse des conditions matérielles des habitants de cette planète, et de ce qu’impliquerait vraiment de bifurquer, transitionner, démanteler – appelons cela comme on voudra. Le fait que ces groupes anti-industriels existent donne toutefois à voir une légère recomposition du champ conflictuel de la technocritique, où les acteurs se positionnent aussi les uns par rapport aux autres pour légitimer leur existence. À ce titre, je dois bien évidemment situer ce billet à l’intérieur de ce champ également.

Je n’entrerai pas plus dans les détails – j’ai de quoi – mais j’en ai tiré pour cette conférence deux petites matrices, vraiment très simplistes certes. La première présentant les points de divergences entre la technocritique qui veut « tout éteindre » et le courant de la démocratie technique. La seconde présentant les impasses politiques et stratégiques du mouvement anti-industrialiste.

Je synthétise ici trois limites qui me paraissent indépassables, du point de vue moral mais également politique : le privilège de la posture, la gouvernance technique, la question géopolitique.


 Un exercice à poursuivre et à affiner bien sûr. Des projets sont en cours pour cela.

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