L’économie contributive à l’épreuve du réel : une conversation avec Arnaud de Champsavin, créateur du forum contributif

L’économie contributive, sur laquelle repose le modèle Wikipédia ou encore celui des logiciels libres en est à ses balbutiements. La notion développée par le philosophe Bernard Stiegler peine à franchir le cap théorique. Pour creuser la question, je suis allé discuter avec Arnaud de Champsavin, créateur des premiers forums contributifs en France. Sans langue de bois, le jeune homme relate une expérience concrète, riche mais semée d’embûches, pour construire un monde meilleur.

Arnaud de Champsavin « étudie » en école de commerce quand il tombe sur l’ouvrage de Bernard Stiegler Etats de choc: Bêtise et savoir au XXIe siècle, cette lecture qui tranche avec la ritournelle marketing opère chez lui un déclic. Nourri des cours de philosophie de la plateforme pharmakon.fr, le jeune homme consacre alors son mémoire de fin d’étude à la thèse de la « prolétarisation » développée par le philosophe (et d’autres avant lui…). Conversation.

La prolétarisation : quand l’emploi nous retire nos savoirs

Après un détour par les locaux de MakeSense, cette association pour l’entrepreneuriat social où Arnaud a fait ses armes, nous voici Quai de la Rapée, assis sur l’herbe sous un soleil de plomb que les effluves de la seine peinent à contenir (cet entretien a eu lieu en juillet 2017). Je sors mon smartphone – un « dispositif rétentionnel » – pour enregistrer la conversation qui va suivre. D’une certaine manière, je travaille, même si c’est de façon assez peu conventionnelle (pour un blog qui ne rapporte rien, misère).

Et pourtant, le travail, c’est ce qui produit du savoir. La genèse du parcours d’Arnaud tient dans cette définition, cette vision même, symptomatique d’une génération bien souvent engluée à la technologie. Une génération qui cherche du sens et déserte bien volontiers un job pour un autre, dans une fuite qui en dit long sur sa propre vacuité. Arnaud m’explique :

« En externalisant les savoirs des artisans dans les machines, c’est-à-dire en les faisant devenir des ouvriers, on les prive de la pratique de leur savoir. On les « prolétarise ». Le corolaire politique dit qu’on les soumet aux diktats de ceux qui possèdent les machines. Mais l’idée est de dire que lorsque qu’on discrétise [mémorise] le savoir dans les machines, alors les artisans, par exemple, qui avaient inscrit un savoir dans leurs gestes, finissent par appuyer sur un bouton. Ils deviennent alors remplaçables. »

C’est un fait, le numérique a largement étendu ce phénomène à des dimensions jusqu’alors impensables. De plus en plus de professions, notamment celles qui suivent un ordre « procédurier » sont en passe d’être peu à peu récupérées par des machines. Le risque d’une prolétarisation généralisée n’est plus très loin. Face à cela, Arnaud appelle de ses vœux l’économie contributive.

« L’économie contributive permet de réconcilier l’économie sociale et solidaire (ESS) et l’économie collaborative »

Amartya Sen, économiste indien et prix « Nobel » pointe dans son ouvrage Inequality Reexamined un paradoxe qui revient souvent : l’espérance de vie est supérieure au Bengladesh que dans certains quartiers d’Harlem. En cause, ce que l’économiste désigne comme des « capabilités » : un mode de fonctionnement contributif qui met au centre la « liberté de choisir son mode de vie ». Privés de « capabilités » les habitants d’Harlem ont une vie moins bonne, leurs biens et façons de consommer ne leur donnant justement pas la liberté d’opérer des choix. D’une certaine manière, ils sont aussi prolétarisés.

Ce rappel théorique est important car il conditionne grandement les actions d’Arnaud, qui poursuit la réflexion en mettant en perspective les notions :

« L’économie de la contribution permet de sortir de la prolétarisation. Pour avoir navigué dans les deux milieux, et même si ce n’est sans doute pas très rigoureux j’aime cette image : le contributif permet de réconcilier l’économie sociale et solidaire (ESS) et l’économie collaborative. L’ESS s’attache aux fins : faire de l’activité productrice une activité à but social, ce qui peut néanmoins passer par l’exploitation de bénévoles travaillant à du community development abrutissant. L’économie collaborative s’attache, elle, aux moyens, en laissant des prosumers (ndl : néologisme formé avec producteur + consommateur) manipuler directement les outils productifs (Uber, AirBnb, etc.), il y a une forme de « do-it-yourself » mais la finalité n’est pas forcément sociale. »

Arnaud me signale que la figure de Rahan, héros préhistorique du neuvième art illustre bien le phénomène. En observant la nature, il invente l’hameçon, puis le gouvernail, se sert d’une goutte d’eau comme d’un microscope… Grâce à l’apprentissage et à la transmission, il s’affirme comme individu au-delà du collectif (il s’ « individue », dira le philosophe Gilbert Simondon). Pour Arnaud, nous avons besoin d’institutions de la contribution pour soutenir cette économie, à la manière du logiciel libre où chacun profite du travail des autres dans la construction d’une œuvre qui grandit. Stiegler propose d’y ajouter un « revenu contributif », une rétribution obtenue quand le savoir est partagé et dans le but d’en acquérir. Arnaud me livre son interprétation : « à partir du moment où la communauté a décidé que telle ou telle activité était contributive, alors le fait d’y contribuer doit donner lieu à un revenu, une forme de chômage calqué sur le modèle des intermittents du spectacle. Il faut décider ensemble ce qui contribue ou non à l’extension des savoirs sur nos territoires. »

Rahan, le héros préhistorique par Roger Lécureux et André Chéret

Personne ne comprend le mot « empowerment ». Les gens n’ont pas envie d’entendre ce genre de trucs

Dans la vraie vie, tout le monde n’est pas Rahan. Bien au fait de ce principe de réalité, Arnaud et ses acolytes ont tâtonné pour passer du discours aux actes. Ils ont ainsi monté le « Forum contributif » avec l’appui de MakeSense. Trois villes l’ont accueilli depuis le début de l’aventure : Loos-en-Gohelle, Juvisy-sur-Orge et Ermont.. Les pouvoirs publics y sont systématiquement associés et une phase préalable de quelques semaines permet de tâter le terrain, de faire émerger les attentes des citoyens qui devront construire leurs propres solutions.

Forum contributif – documentation MakeSense

***

A Loos-en-Gohelle, tout démarre avec la COP21, la « ville en transition » souhaite y faire venir le gratin politique international, mais les attentats de Charlie Hebdo changent la donne. Pour autant, le forum est un succès, il rassemble une centaine de personnes dont 25% de Loossois sur deux jours. Les efforts sont multiples : parmi la vingtaine d’ateliers (de la fabrication d’un ordinateur pour la bibliothèque du coin à l’invention d’un business model pour le festival de métal local), un habitant souhaite diviser par trois la facture énergétique de ses concitoyens en valorisant le marc de café pour en faire des pellets de chauffage. Plusieurs ateliers sont organisés pour soutenir l’initiative qui finira par accoucher de deux prototypes, en plus de deux partenariats avec des écoles locales, en vue notamment de poursuivre le prototypage. En fin de forum, la communauté décide d’imaginer un futur pour la maison délabrée qui a accueilli l’événement. Un an plus tard, un tiers-lieu est monté pour y accueillir un espace de co-working, des chambres d’hôtes, un espace de permaculture… le tout soutenu par la mairie.

Le forum d’Ermont quant à lui, a accueilli 75% d’Hermontois en 2017, ils étaient 50% de locaux à Juvisy en 2016. L’équipe du forum progresse et réalise notamment qu’une démarche contributive demande à faire du « participatif », c’est-à-dire à passer par une méthodologie préalablement définie. Toute la difficulté étant d’associer les citoyens à la définition de leur propre méthodologie. L’épreuve du terrain apporte aussi son lot de surprises sociologiques : on reproche gentiment à l’équipe ses anglicismes, son centralisme… Arnaud le confesse :« Non pas que les gens soient idiots, mais dans la vraie en dehors du microcosme de l’ESS parisienne, personne ne comprend le mot « empowerment ». Les gens n’ont pas envie d’entendre ce genre de trucs. Il faut faire avec leurs mots » Et d’ajouter : « Sortir du cliché « bobo-hippie » est un préalable qu’il ne faut pas négliger. »

Ces expérimentations, ce sont aussi celles que mène le philosophe Bernard Stiegler sur le territoire de Plaine Commune, notamment grâce à la « recherche-action ». Arnaud y contribue également, tout en y portant un regard critique et constructif.

Dans la Stieglerisation, allons-nous devenir fous ?

Bernard Stiegler est en vogue, extrêmement critique sur le paysage numérique actuel, le philosophe a remis au goût du jour certains concepts à même d’envisager la technique – et par extension les technologies numériques – comme des remèdes et des poisons (le Pharmakon selon Platon). Chaque poison contenant en lui-même son propre remède. Il prône ainsi un web « contributif » : une façon de reconstituer le lien social, le seul moyen d’éviter selon lui de tomber dans la folie que le marketing – bientôt prédictif – augure (voir l’ouvrage : Dans la disruption, allons-nous devenir fous ?). Arnaud est très au fait du discours de Stiegler, il accompagne les projets contributifs que ce dernier a lancés sur le territoire de Plaine Commune :

« Je donne un coup de main de temps en temps, notamment à ceux qui sont à la Chaire d’économie contributive à Plaine Commune (à la Maison des Sciences de l’Homme). Plaine Commune va expérimenter l’économie de la contribution, il faut penser les institutions de la contribution. Ils font de la recherche, en essayant de penser le macro à partir du micro, avec les habitants de Plaine Commune »

Avec l’expérience du forum contributif Arnaud a pu opérer le problème dans l’autre sens, et admet volontier “agir avant de réfléchir”, dans une certaine mesure. Selon lui, une vision absolument puriste, si tant est qu’elle existe vraiment, risque de souffrir d’un format “top-down” qui nuirait à ses objectifs. Bien qu’absolument nécessaires, il craint que les méthodes de recherche (Stiegler a obtenu des financements pour des « thèses » dans différentes disciplines) mises en place à Plaine Commune ne s’éternisent : « On va d’abord « penser » pendant deux ans, trois ans, ou peut-être mille ans, c’est Génial ! », mais les claques du réel sont aussi nécessaires pour avancer, il faut s’autoriser quelques écarts, passer par le participatif. Or la vision orthodoxe de l’économie de la contribution demande à ce que chaque étape soit… contributive : entretiens sans guides d’entretiens, ateliers sans formats, pas de post-its, etc. Arnaud promeut un chemin inverse, quitte à se tromper, quitte à dévier de la trajectoire initiale :

« On pourrait se dire que “contributif” c’est “ne rien prévoir a priori et voir ce qui se passe”. Alors que quand on prévoit un peu le truc, la méthodologie, on dialogue beaucoup mieux. Les choses ne se passent pas par magie. Quitte à passer du participatif au contributif ensuite : on a organisé les forums avec les habitants au début, mais maintenant ils gèrent la dynamique de manière totalement autonome, se constituent en associations et lancent leurs propres initiatives. Et à plus long terme, partir du “micro” pour penser ensemble le “macro”, qui sait ? En tout cas, c’est ce qu’on essaye de faire. »

En écoutant Arnaud, je comprends que l’impatience que je sens en lui n’enlève rien à l’estime qu’il porte au personnage de Stiegler, ni à la motivation qui l’anime quand il évoque le forum contributif. Le véritable frein est ailleurs, c’est ce biais qui nous fait confondre travail avec emploi (ce dernier étant « prolétarisant »), c’est notre mépris du « temps libre », c’est le peu de foi que nous avons en l’être humain quand il s’agit de lui laisser les mains libres pour construire son avenir.

« Dans un monde idéal, c’est l’organisation même de la société qui favorise l’économie contributive »

Les études qui annoncent le remplacement progressif de l’emploi par les machines sont nombreuses. En théorie – et pour qui accepte ce monde de machines – cette tendance nous ferait gagner un temps précieux : du temps pour les activités humaines. Mais la théorie ne fait pas consensus et en arrière-plan, ce sont surtout des divergences idéologiques qui refont surface et qu’Arnaud résume en une pensée :

« On veut l’automatisation sans ralentir. On essaie de garder les gens dans un rythme effréné alors qu’il faudrait se battre pour le temps libéré par les machines, se libérer du temps, se désaliéner. Il faut se défendre ! Du temps a déjà été libéré, mais je ne suis pas sûr que ce temps a été libéré dans notre tête, on a rempli ce temps avec des conneries. »

Cela étant dit, Arnaud n’est pas naïf, il sait que nous ne sommes pas tous égaux face au temps libre. Il ne croit pas une seconde à ces fables où chacun libéré de l’emploi, deviendrait peintre ou artiste. Il dénote d’ailleurs cet immense paradoxe, cette angoisse de ne pas savoir quoi faire du temps libre quand « le capitalisme et le marketing trouveront très bien de quoi le remplir, eux ». Reconquérir son temps, c’est le préalable à l’économie contributive. Arnaud reste confiant : « il y a toujours de gens qui ne font rien, surtout quand on ne leur donne aucun cadre. Mais c’est un faux problème, il suffit que 10%, 20% donnent l’exemple pour donner envie aux autres, pour provoquer l’entraînement suffisant » et de terminer « C’est tellement mieux de bosser pour quelque chose qui a du sens. »

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