Pourquoi une critique du numérique ? Ou comment questionner la neutralité de la technique

Pourquoi mettre en question les technologies numériques ? Pourquoi critiquer ce qui semble être la condition même du progrès humain ? Grâce au numérique, nous savons en temps réel ce qu’il se passe à l’autre bout du monde, nous faisons nos courses sur internet. Parfois même, nous exerçons notre citoyenneté en ligne. Si tout est devenu si simple, alors pourquoi faudrait-il questionner nos innovations ?

Individuellement, chacun peut se positionner et disposer d’opinions diverses sur son environnement technologique. Pour autant, cet environnement n’est pas qu’une question individuelle : c’est un objet collectif. Cet objet est indissociable du monde réel, qu’il modifie et auquel il impose parfois de nouvelles lois. Pour cette raison, s’interroger sur ses effets est un impératif moral et un sujet éminemment politique pour la société toute entière : réfléchir au numérique revient à réfléchir au monde réel. Voyons pourquoi en détails.

Note : ce billet a pour objectif d’introduire simplement quelques notions technocritiques simples à un public non spécialiste. Par souci de simplification, je ne ferai pas ici de différence entre « technique », « technologie » et « technologies numériques », j’emploierai les trois termes selon les circonstances (n’en déplaise aux puristes).

Il faut critiquer la technologie car elle produit des effets sur l’homme et le monde

Comment interagissent l’homme et la technologie ?

Pour commencer, il est impératif de comprendre que l’homme et la technique sont intimement liés dans un processus de coévolution. Ils n’existent pas l’un sans l’autre mais se transforment mutuellement. Quand l’homme a dominé le feu, « inventé » l’écriture ou encore la roue, il a alors développé de nouvelles pratiques qui ont en retour structuré sa façon d’être (ses moeurs, sa culture, ses institutions, et même son cerveau [1]).

Certaines techniques ont eu des effets immenses sur l’homme. Prenons l’exemple du verre : posé sur les fenêtres, le verre a permis d’ouvrir les habitats sur l’extérieur et a laissé entrer les rayons du soleil. Avec cette lumière nouvelle pénétrant dans les chaumières, l’homme a radicalement changé sa façon de vivre en intérieur, a accordé plus de soin à la propreté des lieux. Face au miroir en verre l’homme a aussi pu voir sa propre image, ce qui a modifié substantiellement le rapport au corps, à l’égo [2].

Tout comme le verre, le numérique (qui est un ensemble de techniques) change l’homme et le monde. Cela paraît assez évident mais suffit pour dire que la technologie n’est jamais « neutre », c’est à dire qu’elle n’est pas juste  « ce qu’on en fait » puisqu’elle nous modifie : elle contient un projet pour chaque humain.

La technologie est-elle neutre ?

La technologie est-elle juste « ce qu’on en fait » ?

Ce point est particulièrement important. On dit souvent que critiquer la technologie ne sert à rien car c’est seulement l’usage qu’en font les humains qui est bon ou mauvais. Comme on vient de le voir, elle agit pourtant au-delà de ce qu’on prévoit pour elle. En outre, elle n’est jamais indissociable de ses incarnations, illustrons ce phénomène :

Dans le Gorgias de Platon, Socrate demande à ce dernier de s’expliquer sur son art : la réthorique. Gorgias déclare que la réthorique est une technique ou un moyen, en aucun cas responsable des fins qu’elle produit. C’est là une manière d’innocenter sa pratique tout en affirmant que ceux qui s’en servent pour faire le mal en sont les seuls responsables. Autant affirmer qu’un couteau est innocent si on l’utilise pour tuer (ou un AK-47, voire une bombe atomique). Pas si évident. Pour le penseur Jacques Ellul, la technique contient des valeurs a priori, à commencer par l’efficacité et la performance. Ces impératifs déterminent largement la marche mondiale, comme si l’homme devenait le simple véhicule d’un « possible technique » sur lequel il ne pourrait opposer aucun jugement moral. En d’autres termes, c’est la mort du politique. En outre, la technique est synonyme de pouvoir, sur la nature et sur les hommes. Les lobbies de l’armement ne le diront pas de cette façon bien sûr, mais il y a dans chaque objet technologique « une invitation à l’utiliser ». Naturellement, cette invitation émane des humains qui ont créé l’objet et qui, à travers lui, souhaitent véhiculer une pratique (ou détruire tout et tout le monde, c’est selon). La technologie masque ce rapport inter-humain qu’il est nécessaire de débusquer car il n’est pas dénué d’enjeux [3].

En ergonomie, on appelle « affordance » la « capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation » [4]. Sur internet par exemple, ce mécanisme est capital : les (bons) sites marchands sont pensés de façon à faciliter au maximum la conversion de visiteurs en clients, en optimisant les parcours web et en positionnement les bons éléments (réductions, bouton d’achats) aux bons endroits. Ainsi, un site bien conçu peut “vendre” X fois plus qu’un site mal conçu (l’ergonomie n’étant bien sûr qu’une des nombreuses raisons pour lesquelles on achète un produit en ligne). On peut dire que la manière dont sont organisées les technologies nous influencent dans nos choix, bien au-delà de ce qu’on veut ou de ce qu’on ne veut pas. Un très bon exemple du concept d’affordance réside dans le Dash Button d’Amazon : d’une simple pression sur ce bouton épinglé sur le frigo, on peut commander un produit, comment résister ?

Le Dash Button, illustration

Par ailleurs, il faut bien voir que ces influences que la technologie véhicule ne sont pas toujours alignées avec nos intérêts conscientisés. Parfois mêmes, elles y sont opposées. Par exemple, quand la technologie pousse au consumérisme, elle peut entrer en conflit avec la volonté des individus d’aller vers des pratiques écologiques. La technologie est donc le lieu d’un débat avec nous-même car elle peut limiter nos intentions.

Par conséquent, porter un regard critique sur la non neutralité du monde connecté, c’est s’interroger sur les effets qu’il produit maintenant et produira demain, et sur les influences qu’il masque. Ce n’est pas nécessairement le rejeter en bloc (ce qui n’aurait pas sens puisque l’homme et la technique étant liés, rejeter l’une revient à rejeter l’autre). Si, comme l’écrit Spinoza, la crédulité est l’ignorance quant à l’essence des choses, alors nous sommes tous potentiellement dupes des ressorts du numérique qui doit sa magie au code et aux algorithmes savamment masqués par des écrans, des terminaux et des capteurs (ou simplement par notre ignorance quant à leurs modes de fonctionnement).

La technologie est-elle un synonyme de progrès ?

Si la technique nous échappe en partie, comment pourrait-on l’assimiler au progrès ?

On accuse parfois ceux qui critiquent la technologie d’être « technophobes », réactionnaires, voire de refuser toute innovation. C’est un raccourci : les technocritiques ne promeuvent pas un retour à la bougie, ni ne souhaitent aller vivre dans une grotte (ce qui au passage, ne résoudrait rien d’un point de vue collectif). En revanche, ils pointent les effets des technologies et bien souvent, proposent des alternatives plus saines et écologiques pour l’homme et pour l’environnement. Ces alternatives peuvent être technologiques, ou pas (statu-quo, « dé-technicisation » [5]). Le technocritique est dans une démarche de questionnement et souhaite avant tout évaluer les conséquences des technologies.

Très objectivement, la notion même de « développement durable » est une évaluation des technologies (comme systèmes sociaux) qui atteste que celles-ci sont loin d’être neutres.

Avec l’essor du tout numérique, la critique de la technologie a pris un nouveau souffle. Nous regardons notre téléphone presque 200 fois par jour, ce qui a un impact sur notre façon de lire, penser et synthétiser l’information [6].

En outre, ces appareils polluants et très mal recyclés sont bien souvent conçus dans des conditions sociales déplorables. Si  certains progrès qu’ils nous apportent sont perceptibles, ils s’appuient sur une division du travail qu’on ne peut décemment pas qualifier, elle, de progrès.

Comme tout ensemble de techniques, l’univers numérique (qui lui-même s’inscrit dans une industrie beaucoup plus large) est imparfait d’un point de vue normatif. C’est à dire que son existence est plus ou moins alignée avec un système de valeurs que définit l’homme. La technologie n’est pas une fin en soi, elle est un moyen, une solution à des problèmes.

À ce titre, il est arrivé dans l’histoire que certains peuples refusent une innovation afin de conserver un équilibre dans la société ou avec l’environnement. C’est le cas par exemple du clonage humain, l’éthique l’interdit car ce ne serait probablement pas bénéfique pour l’humanité (en tout cas dans un certain système de valeurs) : on ne peut pas toujours légitimer les risques au nom du progrès, à plus forte raison quand les innovations technologiques vont très vite et rendent toute évaluation dans le temps impossible.

Quand on parle technologie, critiquer n’est pas condamner, mais bien porter un regard conscient sur toutes les techniques qui nous entourent et qui structurent nos vies.

Partie suivante : Le numérique, cet outil de pouvoir qu’il faut questionner

Merci à Aurélien Grosidier chercheur indépendant fondateur de Latitude77 pour sa relecture attentive et ses conseils avisés.

Envie de discuter de ces sujets en chair et en laine ? Inscrivez-vous sur Le Mouton Numérique, nous organisons des débats à Paris autour de la société qui innove (débats bien plus concrets, avec tous les acteurs du numérique).


Notes de l’article :

[1] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole 1 et 2, 1965, Albin Michel (retour au passage)
[2] Lewis Mumford, Technique et civilisation, 1934, Le Seuil, 416 p (retour au passage)
[3] Pour creuser la notion d’affordance, rendez-vous sur le blog éponyme,  http://affordance.typepad.com/mon_weblog/2015/05/alienantes-affordances.html (retour au passage)
[4] Jacques Ellul, Le système technicien, 1977, Calmann-Lévy, 334 p (retour au passage)
[5] Philippe Bihouix, l’âge de low-tech, 2014, Le Seuil, 336 p (retour au passage)
[6] Katherine Haylest, Lire et penser en milieux numériques : Attention, récits, technogenèse, 2016, Broché, 431 p (retour au passage)

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