Leçons sur le techno-optimisme et le techno-pessimisme

Décidément, je ne me lasse pas des billets du blog Librarianshipwreck, qui nous livre ici, avec deux longs billets, un condensé de pensées générales sur le techno-optimisme et son exact inverse : le techno-pessimisme. Entre les lignes deux questions : comment échapper au premier, et mieux appréhender le second ?

Dans l’introduction de son premier billet sur le techno-optimisme, l’auteur dresse un tableau noir. Celui-ci tient en un constat simple : pour qui s’inquiète de la montée des inégalités et de la xénophobie, de l’incapacité du personnel politique à régler les crises du présent, et du danger climatique s’accentuant, il peut être difficile de trouver de l’espoir. Le futur est sombre. Il est tentant de ne plus croire qu’un grand homme, ou un dieu, viendra nous sauver, de perdre toute confiance dans la capacité des mouvements sociaux à améliorer la situation générale. Mais le découragement n’a pas pour autant envahi la société ! Plusieurs forces à l’œuvre entretiennent la confiance dans l’avenir. La technologie est l’une de ces forces, et le « techno-optimisme » est son incarnation.

Du Techno-optimisme, banalité du confort technologique

Dans son acception la plus commune, le techno-optimisme avance que les grands problèmes du monde seront résolus grâce à la technologie. Il base ses raisonnements non sur des certitudes scientifiques mais sur des arguments d’autorité, et des figures reconnues du monde politique et des technologies. La récente formule de John Kerry : « Fifty per cent of the reductions we have to make to get to net-zero by 2050 or 2045 are going to come from technologies that we don’t yet have » (« 50% des réductions de gaz à effet de serre que nous devons effectuer d’ici 2050 ou 2045 viendront de technologies qui restent à inventer ») résume bien l’état d’esprit techno-optimiste.

Mais contrairement à ce que laisserait suggérer une version caricaturale du techno-optimisme, celui-ci ne se réduit pas à un état de béatitude à l’écoute des incantations de Kerry, d’Elon Musk ou encore de Jeremy Rifkin. Pas plus qu’il ne s’agit seulement d’être persuadé que le dépassement de l’homme par l’intelligence artificielle est pour demain. Non, le techno-optimisme est plus insidieux : c’est « un état de base de la société où les gens profitent des bienfaits de la technologie et, bien qu’ils connaissent aussi quelques problèmes liés à cet état, demeurent globalement contents de leurs gadgets ». En conséquence, ils résistent à l’idée que certains de ces gadgets sont fondamentalement inutiles, voire nuisibles aux écosystèmes terrestres.

Le techno-optimisme marque aussi le triomphe d’une association schématique et réductrice entre progrès et technologie. Ce simplisme laisse seulement deux voies ouvertes : l’une étant celle de la métropole high-tech bardée de capteurs, l’autre sa version apocalyptique, avec son lot de terres dévastées. Un choix plutôt restreint.

Le techno-optimisme est bon pour le moral

Pour beaucoup, le monde d’aujourd’hui est une somme grandissante d’inquiétudes, disions-nous. Or face à l’anxiété, le techno-optimisme nous fait nous sentir bien. Il nous redonne confiance en l’avenir. Indéniablement, nos gadgets sont cools. Parmi ceux-là même qui posent sur les technologies un regard critique, un certain nombre demeurent fascinés devant les courbes luisantes des objets high-tech, et si faibles face à leur immense capacité de séduction (mon cas personnel : les fusées. J’adore les fusées). Ainsi, la sociologue et historienne des sciences Susan Lindee commence son excellent livre Rational Fog (où elle s’interroge sur les liens entre guerre et connaissance scientifique), en confessant son attrait pour le design des tanks et des avions… En outre, s’amuse Librarianshipwreck, la plupart de nos gadgets contemporains ressemblent ou supèrent ceux imaginés hier dans les meilleurs séries de science-fiction – à commencer par les téléphones de Star Trek – qui auraient influencé nos actuels smartphones. Pourquoi ne continuerait-il pas d’en être ainsi ? Comment ne pas céder à ces imaginaires ?

Quant à la culpabilité ressentie lors d’un nouvel achat de smartphone – cette pensée sombre, celle des montagnes de déchets générés par ces objets, et des 18 millions de petites mains qui s’agitent pour les trier, au Nigeria, au Cameroun, en Egypte, en Inde, en Chine, ou au Pakistan – le techno-optimisme est justement là pour l’annihiler : « il permet aux individus de se focaliser sur la manière dont ces objets améliorent le quotidien, et sur la perspective d’un monde rendu meilleur à chaque nouvelle itération de smartphone », peste l’auteur…

Le techno-optimisme est un déterminisme technologique

Les chercheurs et les chercheuses qui étudient la technologie sont souvent les premiers à enseigner à leurs étudiants qu’il faut se méfier du déterminisme technologique. Le déterminisme technologique étant, simplement dit, la croyance que le développement technologique est la force motrice de l’histoire, une force par essence positive. S’il fallait le résumer en une équation, alors on pourrait poser que [cause : nouvelle technologie X] = [résultat : changement social Y]. Cependant, dans ce type d’équation simpliste, on ne prête guère attention à ce qui arrive pendant le signe « = », comme par exemple les conditions économiques qui permettent l’essor de la technologie X, les forces sociales qui ont l’ont promu ou combattu, réorientant parfois sa forme finale. L’équation fait également fi des systèmes technologiques et techniques passés dans lesquels une technologie nouvelle s’inscrit. En bref, ceux qui étudient la technologie savent que celle-ci ne détermine pas l’histoire seule, encore moins de façon fatalement positive.

Hélas, le techno-optimisme fait exactement l’inverse. Il laisse entendre que le smartphone n’est qu’une extension du boulier, et que le silex débouche sur une lance, puis sur une arme nucléaire. Cette pensée est encore bien vivante, comme l’illustrent les mots d’un Kevin Kelly, récemment invité à l’USI, et pour qui la technologie ne fait finalement que suivre les évolutions naturelles qui sont propres au vivant.

Notons que pour appuyer cette thèse techno-évolutionniste, un auteur est souvent cité. Il s’agit de l’anthropologue français André Leroi-Gourhan (1911 – 1986). Celui-ci a montré dans plusieurs ouvrages (et notamment, Le geste et la parole, I et II, 1964, Albin Michel) comment les premiers hominidés qui ont manipulé des objets ont ainsi ouvert la voie au langage en ôtant progressivement à la mâchoire sa fonction de préhension, au profit des mains. Leroi-Gourhan avance également que les objets techniques évoluent suivant leur propre logique interne. Ainsi, le chopper (un galet présentant un bord tranchant) de l’aldowayen (- 2.7 à – 1.3 Ma) est progressivement remplacé par le biface de l’acheuléen (-1.6 à – 0.3 Ma). Puis la pierre se dote progressivement d’un manche et devient couteau, et ainsi de suite suivant ce que l’anthropologue nommera des « tendances techniques ». Tous les objets suivraient cette généalogie, s’éloignant peu à peu du corps jusqu’au monde des machines. Les travaux de Leroi-Gourhan ont ajouté une brique essentielle à la connaissance de l’histoire humaine. Ils nous enjoignent aussi à penser le progrès technique de façon continuiste : les objets techniques se comporteraient comme des êtres biologiquement constitué.

Pour le sociologue Alain Gras (voir : Fragilité de la puissance, Fayard, 2003), l’assimilation entre anthropologie et progrès technique relève de la mise en scène. Le passage de la pierre au couteau par exemple, est selon lui artificielle. Le chercheur repart des planches de Leroi-Gourhan où celui-ci dessine les pierre taillées positionnées chronologiquement et arrive à la conclusion suivante : si l’on prolonge les formes de ces bifaces dans le temps, on constate un affinement de la lame, mais en aucun cas l’ajout d’un manche. Celui-ci tombe littéralement du ciel. Par ailleurs, Alain Gras note que le couteau dessiné par Leroi-Gourhan provient d’une cuisine occidentale et illustre une pratique bien particulière qui ne se retrouve pas dans toutes les cultures. En effet, il existe des centaines de couteaux, avec ou sans manche, dont les fonctions sont très variées. Certains servent à couper, d’autres à écraser, d’autres encore sont utilisés comme monnaie d’échange. En somme, son travail montre que s’il est très facile de construire une lignée et d’attribuer sa linéarité à un processus quelconque, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi tel objet est né ni dans quel contexte il a servi. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’un objet ressemble à un autre ou semble lui succéder que la même fonction lui est attribuée. Pour Alain Gras, les thèses évolutionnistes permettent en fait de justifier le présent en expliquant que tout était déjà prévu dès le commencement, ce qui revient à admettre que les objets « préexistent à leurs inventions » (pour reprendre la formule de J-C Beaune dans La technologie introuvable, 1980, Vrin)

Ne pas confondre : techno-optimisme et passion pour les Big tech

L’immense majorité des conversations sur la technologie sont des conversations sur la « tech ». Et le mot « tech » est le plus souvent une référence aux derniers gadgets de la Silicon Valley (VR et smart-machins), voire la Silicon Valley elle-même. Cependant, il faut convenir du fait que le techno-optimisme ne s’arrête pas à une position admirative vis-à-vis des big tech. Il est en réalité bien plus robuste. La preuve : la passion pour les Big tech peut être ternie de nombreux scandales, le techno-optimisme lui, survit.

Ainsi, les déboires de Facebook – entreprise autrefois adulée par les foules – n’ont en rien atténué la passion pour la technologie, en général : « la foi a juste été transférée vers de nouveaux espoirs, elle a été transférée de Mark Zuckerberg à Elon Musk, et il y a fort à parier que quelqu’un finisse par remplacer Elon Musk. » Autrement dit, le techno-optimisme dévolu aux « big tech » s’attache bien souvent à des personnalités excentriques, à des gourous (et plus généralement, à une « peopolisation » de l’actualité scientifique), mais le techno-optimisme pur et simple est plus solide : si Apple devait perdre tout crédit, alors une autre marque viendrait immédiatement la remplacer, et il est même probable qu’il faille de temps en temps qu’une de ces icônes meure pour qu’une autre renaisse : « si nous perdons la foi dans les réseaux sociaux, alors nous pouvons la retrouver dans la Blockchain. Si nous perdons la foi dans la blockchain, alors nous pouvons la retrouver dans les véhicules électriques. Et si nous perdons la foi dans les véhicules électriques, alors nous la retrouverons dans un autre procédé, qui sait, peut-être dans un verre avec ordinateur intégré. » Concernant Facebook, déplore l’auteur, le fait que l’outil n’ait pas été en mesure d’accomplir ses promesses a été interprété comme un défaut de Facebook, pas comme un problème plus profond à propos de cette manie de placer tant de foi dans un seul outil technologique.

Le techno-optimisme est anti-politique

La croyance dans le fait que la technologie résoudra tous nos problèmes sert à évacuer l’idée que d’autres choses que la technologie pourraient régler ces mêmes problèmes. A commencer par les manifestations, les mouvements sociaux, les luttes dans le monde du travail, les boycotts, etc.

En plus d’être éclipsées par le techno-optimisme, ces différentes formes d’action sont souvent appréciées à l’aune de la technologie, et suivant une ligne idéologique qui donne à la technologie un rôle premier dans leur réussite. Ainsi, le rôle de Facebook lors des « printemps Arabe » est souvent magnifié, au mépris de la complexité de l’histoire (sur le sujet, je vous conseille l’excellent débat du Mouton Numérique Le Printemps Arabe, une révolution 2.0 ? avec Sami Ben Gharbia et Yves Gonzales-Quijano). Pour le techno-optimiste, qu’importe si les interactions entre mouvements sociaux et technologies sont diablement complexes, l’idée consiste juste à prêter à ces dernières un caractère positif. Cela contribue à accentuer nos attentes vis-à-vis de la technologie : « dès lors, il ne s’agit pas d’attendre la bonne régulation, mais d’attendre la bonne application. Il ne s’agit plus de construire une pression politique suffisante pour pousser à l’action sur le changement climatique, mais d’attendre les bonnes machines qui viendront réparer le climat, et qui sont encore à inventer. »

Les propositions récentes de Stéphane Richard (Orange) ou Stanislas Guérini (LREM) de « moderniser le vote » en ayant recours au vote électronique, pour lutter contre l’abstention massive des dernières élections régionales, illustre bien cette tendance. Malgré la quantité d’articles scientifiques dévolue à montrer que le vote électronique n’est ni sécurisé, ni de nature à augmenter la participation des citoyens à l’exercice démocratique, les appels à se doter de ce moyen inefficace sont encore légion. Le techno-optimisme est de ce point de vue hostile au politique (qu’il prétend remplacer par la technologie), mais aussi aveugle aux sciences, et notamment aux sciences humaines : il ne lit pas, n’écoute pas, ne tient pas compte de l’état de la recherche à propos des problèmes qu’il prétend résoudre (souvent parce que son but n’est pas de les résoudre, mais de réduire les coûts, et d’ouvrir de nouveaux marchés). Le techno-optimisme entretient la perpétuelle attente d’une technologie qui viendra toujours nous sauver la mise. Il retarde éternellement le changement, il plonge le citoyen dans un rôle passif et consumériste.

Aussi, ajoute Librarianshipwreck, le techno-optimisme n’est ni de droite ni de gauche. Ou plutôt, il se retrouve à ces différents endroits de l’échiquier politique, mais ne se manifeste pas de la même manière partout. A gros traits, l’auteur évoque une gauche pour laquelle le techno-optimisme consiste à critiquer la récupération capitaliste des technologies, dont le potentiel est ainsi gâché. A droite, la critique porte sur l’aspect trop « libéral » (au sens anglo-saxon) des entreprises technologiques qui ne parviennent pas à maintenir les structures de domination héritées des années 1950 (et pourtant, cette domination est encore bien présente). Cette analyse à (très) gros traits mériterait cependant d’être approfondie et étayée d’exemples… Pour ma part, je constate que le techno-optimisme est plutôt marqué à droite en France (là où on retrouve la startup nation, l’engagement en faveur du nucléaire le plus fort, l’absolue volonté de tout numériser à n’importe quel prix, etc.). La gauche de la gauche, a pour sa part – à l’exception peut-être du parti communiste – progressivement changé son fusil d’épaule. On se rappelle par exemple d’une campagne de Jean-Luc Mélenchon très « techno-push » en 2012 (les hologrammes pendant les meetings, la désignation de la mer comme « nouvelle frontière » pour l’énergie marémotrice, etc.). Nous parlons bien de ce même parti qui, il y a quelques mois encore, proposait un moratoire sur le déploiement de la 5G. Bien sûr, la méfiance vis-à-vis des technologies ne répond pas seulement à un clivage droite / gauche : une récente étude de l’Académie des technologies tend plutôt à montrer que celle-ci est corrélée au rejet du gouvernement en place. Ainsi, les sympathisants LREM sont moins inquiets vis-à-vis des technologies que les sympathisants LFI, RN, et LR. Corolaire : ces mêmes sympathisants LREM sont les plus « attirés » par les produits comportant une innovation technologique.

Le techno-optimisme feint l’état de siège permanent

Les techno-optimistes aiment à s’imaginer dans une tour solitaire assaillie d’armées de zombies. Minoritaires mais animés d’idéaux nobles, ils sont engagés pour le progrès et font face à des hordes réactionnaires. Ils se placent donc en victimes, quand bien même leur point de vue est celui de l’immense majorité des entreprises (de la tech, et autres), et rejoint l’immensité des publications concernant les nouvelles technologies, des personnels politiques élus (pensons par exemple au ministre des transports Jean-Baptiste Djebbari, et son avion volant à l’huile de friture). Victimes, quand bien même les rares voix critiques à propos du développement technologique sont taxées d’Amish, de réfractaires, et enjointes à retourner dans leurs grottes. Ceux qui lisent Librarianshipwreck savent sa connaissance des « Luddites », ces briseurs de machines pendant la révolution industrielle (qui furent tués par centaines, faut-il le rappeler, pour avoir voulu défendre leurs emplois et conditions de travail). Mais ce que regrette l’auteur avant tout, c’est que malgré un nouvel essor de la critique des technologies et notamment du numérique, ces dernières années, cette critique ne cesse de se présenter préalablement comme techno-optimisme (justement pour ne pas être invitée à errer dans une grotte), voire détourne l’attention, comme le fait le documentaire The Social Dilemma, en donnant avant tout la parole à des figures critiques « acceptables », au détriment de critiques plus radicale.

En résumé, le techno-optimisme est profondément réactionnaire. Sous couvert de nouveauté, il privilégie le statu quo, et n’interroge jamais la répartition des richesses, la justice sociale, les statuts des individus et les privilèges qui leur sont attachés. Il nous maintient juste dans l’attente. L’attente du prochain update, de la prochaine techno. Et nous attendons, encore et encore, et rien ne change fondamentalement.

***

Le techno-optimisme domine. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas d’autres manières de percevoir la technologie. Son exact opposé, le techno-pessimisme, mérite également que l’on s’y attarde un moment.

Le techno-pessimisme n’est pas vraiment une affaire de technologie

Le techno-pessimisme s’oppose à l’attitude générale, techno-optimiste. Il ridiculise la foi inconsidérée portant sur la puissance de la technologie, et dénonce les faux dieux qui entretiennent cette foi. Mieux encore, il refuse de prêter attention à ses dévots : gourous, évangélistes et autres patrons charismatiques d’entreprises de la « tech ». Car si la critique récurrente des chefs d’entreprise peut être utile, rappelle l’auteur, elle peut aussi se révéler contre-productive. Et ce pour la simple raison que, lorsqu’une figure tombe, elle est instantanément remplacée par une autre dans un mouvement de destruction créatrice qui fait transiter la foi d’une entreprise à l’autre.

C’est pourquoi le techno-pessimisme menace les patrons de la tech lorsqu’il les ignore : il les déshabille, et les rois sont nus. On se rappelle alors qu’ils ont juste eu la bonne fortune de se trouver au bon endroit au bon moment, et qu’ils tentent désespérément de garder le contrôle de ces empires qui leurs échappent inéluctablement.

Mais s’il ne s’attaque pas aux faux dieux vivants de la tech, alors que vise le techno-pessimisme ? Serait-ce la technologie elle-même ? Pas seulement. Si on gratte un peu, alors on comprend que le techno-pessimisme s’intéresse moins à la technologie qu’à la critique sociale. Une fronde anti-nucléaire est bien souvent une fronde contre l’alliance entre le monde industriel et le monde militaire. La critique des entrepôts automatisés d’Amazon est d’abord une manière d’aborder la répartition du pouvoir au sein de l’entreprise, et ainsi de suite : « le techno-pessimisme lève le voile sur la façon dont les technologies produites par une société reflète les forces sociales, historiques, économiques et politiques déjà en marche dans cette société. » A ce titre, le techno-pessimisme peut parfois rester aveugles aux possibles améliorations qui pourraient découler d’une technologie et modifier l’équilibre des forces existantes, puisque son postulat de départ est que la technologie préserve le statu quo.

Poursuivant sa métaphore du dévoilement, Librarianshipwreck explique que le techno-pessimisme cherche à comprendre les conditions qui ont permis l’émergence des technologies, les réseaux de personnes, événements hasardeux, investissements et choix politiques qui ont pavé leurs routes… et refuse d’en rester aux versions officielles : des nouveautés tombées du ciel, sorties du garage de petits génies ou des plus brillants cerveaux d’ingénieurs.

Le techno-pessimisme n’est pas un synonyme de luddisme

Les critiques contre la technologie sont souvent renvoyées à une forme de « néo-luddisme », en référence au mouvement luddite, durant lequel les ouvriers du textile se mirent détruire les premiers métiers à tisser lors de la révolution industrielle, au début du dix-neuvième siècle. Mais les « briseurs de machines » n’ont pas grand-chose à voir avec la caricature que l’on en dépeint. Il s’agissait de travailleurs qualifiés qui, loin d’être opposés à toute forme d’automatisation, refusaient l’introduction de celles qui contribuaient à la dégradation de leurs conditions de vie. Et de bien des façons, le luddisme est techno-optimiste. Il pose que le problème est moins la machine elle-même que la personne qui la possède et la contrôle. Une des raisons pour lesquelles une partie de la gauche s’est éprise du luddisme est justement parce qu’il permet d’interroger la propriété du capital et de se demander si les machines pourraient être contrôlées par les travailleurs eux-mêmes afin d’améliorer leurs conditions d’existence plutôt que pour enrichir les propriétaires d’usines.

Il y a bien sûr, des courants luddites qui ne partagent pas pleinement cette visée marxiste, et notamment le « luddisme épistémologique » de Langdon Winner, lequel défend l’idée qu’il faut démanteler les systèmes sociotechniques, ou bien s’en extraire, pour apprendre à le comprendre et mesurer leurs implications sociales. Hormis cette exception, il faut convenir qu’il demeure une différence substantielle entre dire qu’il faut rendre l’appareil de production aux travailleurs et dire qu’il faut complètement le démanteler : « du point de vue techno-pessimiste, savoir qui possède la machine (et à quelles fins) importe, mais il existe des cas où certaines technologies sont problématiques dans l’absolu, indépendamment de qui les possède et les utilise ».

Le techno-pessimisme gagnerait à s’appeler autrement

Ce qui est pessimiste est nécessairement moins attrayant que ce qui est optimiste. Dans nos sociétés modernes, l’optimisme est quasiment une injonction : il faut sourire, vivre sa meilleure vie, aller de l’avant gaiement. Les pessimistes sont des trouble-fêtes, et d’ailleurs on préfère ne pas les convier au bal. A chaque moment de l’histoire, ceux-ci ressortent et cristallisent les inquiétudes de leurs temps : hier la crainte de la puissance de l’atome – et de la bombe – aujourd’hui la peur des écrans, d’internet et des réseaux sociaux.

La qualification de techno-pessimisme, avance l’auteur, ne vend pas de rêve. C’est aussi pourquoi certains parmi eux préfèrent se désigner comme simples « critiques ». Alors que le pessimisme laisse supposer un mode de pensée seulement négatif, la notion de critique laisse ouverts d’autres chemins. Ainsi, on peut très bien être pessimiste à propos de la technologie, mais optimiste concernant certains mouvements sociaux. On peut faire preuve de pessimisme concernant la consommation de gadgets électroniques, mais rester optimiste à propos de la culture de la réparation et de la réutilisation. On peut être pessimiste concernant les « technologies autoritaires », et optimiste à l’endroit des technologies démocratiques.

Le techno-pessimisme peut glisser vers le déterminisme technique

Si le techno-optimisme, comme vu dans le précédent billet, est un déterminisme technologique, le techno-pessimisme peut lui aussi, à ses heures, succomber à ce même déterminisme. L’idée de base du déterminisme technique est que la technologie est la force motrice de l’histoire. Pour les optimistes, cela veut dire qu’au bout du tunnel, il y a une société heureuse. Pour les pessimistes, ce même chemin mène à « une dystopie high-tech faites de distractions massivement produites et masquant un pouvoir autoritaire et une surveillance absolue ». Bien que le techno-pessimisme tente de répondre à la rhétorique de l’inévitabilité et au « fatum technologique » du camp d’en face, il peut aussi finir par y céder, et croire qu’un futur dystopique est tout aussi inévitable.

Cette glissade vers le déterminisme n’est pas systématique, mais le risque existe. Quand bien même les techno-pessimistes pointent le caractère contingent des technologies et les nombreuses et complexes interactions sociales, culturelles et mêmes naturelles qui participent à leur développement, il arrive qu’eux aussi finissent par penser que telle technologie a inévitablement produit tel effet, seule et sans le concours d’autres facteurs explicatifs.

Les exemples que livre Librarianshipwreck ne me semblent ici pas très lisible, aussi je me permettrai d’en donner un autre, dans le domaine de la conquête spatiale. Celle-ci aurait, lit-on souvent, produit un sentiment de communion mondial, et une prise en considération plus importante de la fragilité de la planète (grâce à l’« overview effect », et aux données récupérées par les satellites). Seulement, les choix technologiques sont rarement les seuls et uniques fils conducteurs des évolutions d’une société. Ils sont toujours inter-reliées avec la culture du moment, les contestations, la politique, etc. Cela est particulièrement lisible dans le domaine spatial, où un techno-pessimiste peut d’un côté critiquer la « privatisation » du secteur, de l’autre reconnaître que ce même secteur permet d’améliorer notre connaissance du dérèglement climatique. Ce faisant, sa critique s’évanouit dans cette dualité. Pourtant, ce sont bien les critiques très virulentes contre la conquête spatiale – et notamment l’argent gaspillé dans la course avec l’URSS – qui ont amené la NASA à réorienter massivement ses budgets vers la surveillance du climat… Il me semble que là où le techno-pessimiste glisse dans le déterminisme, c’est justement – ce que ne dit pas Librarianshipwreck – dans les moments où la critique est non plus étayée d’histoire, mais devient un dogme.

Aussi, comme termine l’auteur, le ton du techno-pessimisme est celui de la déception. Quand les techno-optimistes frissonnent d’avance en pensant aux prochaines technologies qui changeront le monde (en bien), le pessimiste est tenté de « ne pas trouver ça cool », au risque de passer pour un rabat-joie.

Certes, on peut comprendre ce cynisme lorsqu’on pense à toutes les technologies prometteuses, voire miraculeuses (IA, Blockchain) qui n’ont finalement jamais rien changé (dans le sens où elles n’ont ni diminué la pauvreté, ni redistribué le pouvoir – quand elles n’ont pas tout simplement contribué à l’inverse). Poussé à son paroxysme, ce cynisme se transforme en désespoir, un désespoir qui ne s’embarrasse plus vraiment d’arguments. Pour l’auteur, le techno-pessimisme est à l’opposé de ce désespoir puisqu’il aspire toujours à ce que les choses changent : « les techno-pessimistes sont pessimistes à propos de la technologie, cela ne veut pas dire qu’ils sont incapables d’être optimistes concernant d’autres choses dans le monde. »

Crédit photo : Adrien Pigeot (merci à lui)

Irénée Régnauld (@maisouvaleweb),
Pour lire mon livre c’est par là, et pour me soutenir, par ici.

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Alain Brégy
Alain Brégy
2 années il y a

La question étant tout autant, et strictement de la même manière, « comment échapper au second et mieux appréhender le premier ? » …par exemple en se disant que les sociétés produisent les outils dont elles ont besoin à une époque donnée, et que jauger/évaluer un outil donné sans le recul du temps long est (un peu) se condamner à ne voir que l’usage qui en est fait au moment de son apparition, et présupposer cet usage comme étant inéluctable de toute éternité.
Exemple le livre qui a initialement été « inventé » pour répondre à une question de distribution massive de la Bible (disons des dogmes catholiques en général) et qui a surtout bénéficié, en tant qu’usage et pratique, à la Réforme, et plus encore aux Lumières pour distribuer leurs thèses.
Ce pour quoi une technologie existe (le livre ou le numérique c’est pareil) n’apparaît qu’à partir du moment où les conditions politiques et sociales à venir – pré-écrites d’une certaine façon dans cette technologie sans aucun effet d’oeuf et de poule (aucun n’est arrivé avant l’autre) – sont arrivées à maturité.
Exemple #2 : l’automobile. La De Dion-Bouton de la fin du XIXe a certainement été autant adulée que critiquée (par les vendeurs de chevaux ?) dans les 10 ou 20 ans ayant suivis sa sortie… Personne n’a, à l’époque, su ou pu anticiper son « usage final » (sa destination en tant qu’outil technique) qui a été d’accompagner la mutation sociétale majeure qui s’est produite entre le milieu et la fin du XXe et les phénomènes péri-urbains associés, tant au niveau social que culturel que politique.