« On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute forme de vie intérieure. »
Georges Bernanos est probablement un de ceux qui ont saisi noir sur blanc des fractions entières de l’avenir du monde. Fervent catholique et passionnément français, l’auteur est néanmoins à prendre avec des pincettes : monarchiste à ses heures, passé par l’Action Française, c’est tout en contraste qu’il se fait aussi un virulent critique de la modernité. Avec La France contre les Robots, Bernanos pose un regard vif et acéré sur une civilisation occidentale éprise de vitesse et de gadgets en tous genres. Exilé dans une campagne brésilienne avec sa famille pendant la seconde guerre mondiale, il y écrit cet ouvrage qui fait aujourd’hui référence dans la sphère technocritique et parmi ceux qui cherchent l’avenir dans le passé.
Et pour cause, à quelques nuances près, on croirait que Georges Bernanos qui se dit ni philosophe, ni penseur, ni professeur, eût écopé du don de prévoir que cinquante ans plus tard, les hommes recommenceraient à marchander leur liberté contre une hypothétique paix mondiale nourrie d’un frénétique besoin de consommer le temps en passant « de machine en machine ». A l’heure de l’iPhone et des programmes de surveillance massive, comment ne pas se demander d’où il pouvait extraire cette effroyable clairvoyance… teintée d’un brin d’anti-machinisme réactionnaire.
La société des machines et la décadence des hommes
En quelques pages seulement, Bernanos condense un nombre incroyable d’assertions tranchantes sur le monde industriel à venir. On est tenté de s’arrêter sur chacune d’entre elles, d’en extraire la substance, de montrer combien ces morceaux de pensée s’actualisent parfaitement avec notre quotidien. Mieux vaut lire le livre, certes.
Ce qu’il faut retenir de La France contre les robots, c’est probablement la volonté pugnace d’y défendre la liberté et de combattre le conformisme ambiant. D’écrire peut-être aussi par pur esprit de contradiction, contre ceux qui ne poussent que rarement la réflexion. Georges Bernanos sent ce que nous sentons pas : il perçoit le malaise au delà de nos servitudes non assumées. Lui sait que la mécanisation qui va croissante, « l’ère moderne » comme on l’appelle, fait le nid d’un désastre civilisationnel. « La civilisation des machines est celle de la quantité opposée à celle de la qualité » assène-t-il, et prévient dans la foulée :
« Je prédis que la multiplication des machines développera d’une manière presque inimaginable l’esprit de cupidité. »
Georges Bernanos
L’Homme, et particulièrement le Français, n’est pas fait pour ça. Tout, jusqu’à dans sa langue refuse d’obéir à cet ordre inhumain. Déjà, l’homme du XIXème siècle ne s’était pas fait à son temps, l’homme du XXème siècle non plus. Ces adaptations seront de plus en plus difficile, note-t-il. En cela, Georges Bernanos prend de l’avance sur ce qu’on appelle aujourd’hui la disruption : « ce qui va plus vite que toute volonté individuelle aussi bien que collective » dirait le philosophe Bernard Stiegler (rien de nouveau, on appelle aussi ça la politique du « fait accompli »). Les cadres, la loi, la culture, et toutes les parcelles d’humanités qui doivent s’ajuster avec l’environnement technologique sont dépassées par la vitesse que celui-ci prend. Il nous manquerait le « supplément d’âme » cher à Bergson qui permettrait de rééquilibrer mystique et mécanique.
Mais attention, Bernanos n’est ni contre les machines, ni contre le progrès. Ce serait mal le comprendre. S’il avertit que nous prenons une voie technologique dangereuse, c’est avant tout par souci de défendre la liberté, la singularité de l’homme. Le danger, prévient-il, « n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. » Tel un lanceur d’alerte en son temps, tout chez Bernanos indique qu’il faut absolument constituer des garde-fous quand la liberté vient à s’éroder, à plus forte raison quand l’homme en est le premier responsable.
Georges Bernanos contre la surveillance de masse
Et l’érosion de la liberté est palpable déjà à l’époque. Ainsi revient-il souvent sur cet exemple : « il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats » (…) « ce n’était pas ses doigts qu’il craignait de salir (…), c’était sa dignité, c’était son âme ».
Tout laisse à penser que l’homme, devenu le réceptacle d’un conformisme institutionnalisé et mécanisé, s’en va devenir un doux agneau dans un système qui prétend faire son bonheur malgré lui. Dès lors, le respect dûment réservé à la vie privée s’amenuise, l’autorité devient gardienne du temple :
« Le jour n’est pas loin peut-être où il nous semblera aussi naturel de laisser notre clé dans la serrure, afin que la police puisse entrer chez nous nuit et jour, que d’ouvrir notre portefeuille à toute réquisition. »
Georges Bernanos
On jurerait que Georges Bernanos eût conversé avec Edward Snowden, condamné pour avoir averti ses contemporains que quelque chose d’un peu malhonnête se tramait derrière nos écrans. Certes, il paraît que nous n’avons rien à cacher. Sauf peut-être quelques informations médicales qui pourraient être délivrées à notre banque, ou encore ces données personnelles que recueillent nos objets connectés pour le compte des nos mutuelles, qui n’auront (peut-être) bientôt de mutualiste que le nom.
Lire ce billet sur le documentaire « nothing to hide »
Nothing to hide ? Êtes-vous sûr de ne rien avoir à cacher ? [documentaire, Interview]
Bernanos n’a pas vu ça, pourra-t-on rétorquer, mais qu’importent les modes et les moyens, c’est le fond qui transpire de vérité : nous acceptons la surveillance généralisée car elle semble assurer notre bonheur et notre sécurité. Nous sommes dans les clous avec la réalité du monde. Nous sommes « réalistes ». Et Bernanos le hurle à chaque page : « le Réalisme est précisément le bon sens des salauds. »
Bernanos comme penseur du solutionnisme technologique
Bernanos n’est pas tendre, il ne met pas à l’aise, il ne rassure pas. « Je n’écris pas pour les imbéciles » nous dit-il. « J’aime mieux être d’accord avec les faits qu’avec vous », ajoute-t-il à ses détracteurs dans une énième prise à partie directe avec le lecteur. Si le style est brûlant, c’est parce que l’enjeu est grand, on parle de liberté, d’humanité et même de sainteté.
Tout ceci s’estompe dans le système que l’auteur décrit. En comptant trop sur les machines, nous démissionnons de notre humanité. Nous renonçons à nous-mêmes. « La société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre » témoigne-t-il. Evgeny Morozov, actuel et acide penseur de la technique, ennemi avéré de la Silicon Valley, n’aura fait que prolonger cet embryon conceptuel qu’il appelle désormais le « solutionnisme technologique » : cette propension qu’ont certains lobbyistes à croire que la technique résoudra tout, y compris les effets négatifs qu’elle génère.
Pour Bernanos, le machinisme est « un vice de l’homme, comme l’héroïne ». La technique est par essence ambivalente, dira Jacques Ellul quelques années plus tard. Platon lui, la désignait comme étant un pharmakon, c’est-à-dire à la fois un remède et un poison. Si Bernanos n’érige pas tout un attirail conceptuel, c’est d’abord parce qu’il parle au quidam moyen, celui chez qui il est encore temps de réveiller une conscience. Celui-là, il faut lui rappeler que la liberté est un combat, pas un état passif.
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Passivité et suractivité, ou comment Bernanos a vu venir le règne de la notification
Tout, tout de suite. C’est le principe même du développement technologique. Tout passe par là, et tout ce qui n’y passe pas disparaît. Pour Bernanos, ce Léviathan mécanique relève du crime organisé contre l’esprit : le temps gagné grâce aux machines est systématiquement échu à d’autres machines. Quand l’action permanente est le principe roi, la liberté de conscience devient un fardeau. Nous pourrons toujours « transporter nos viandes à la vitesse de l’éclair », cela ne nous rendra ni plus libres, ni moins angoissés. En vérité, nous avons initié une longue fuite vers un vide spirituel.
Dans ce méli-mélo ubiquitaire, on nous survend le potentiel de la technique, on érige en valeur absolue la vitesse, le profit, la disponibilité permanente de tout. Bernanos lève le voile sur ce feu de paille, il exècre ce monde où chacun peut « être informé de tout et condamné à ne rien comprendre. » A relire cette phrase, on jurerait que l’auteur eût prévu les incessantes sollicitations de nos smartphones, les chaînes d’information en continu, les torchons distribués gratuitement à l’entrée du métro. On ne s’étonnera pas non plus d’une virulente critique à l’égard de la publicité, « cette forme abjecte de la propagande ». Non, décidément, Bernanos n’aura rien à envier à Georges Orwell, surtout que lui, n’invente rien.
L’ennemi de la technique est celui « qui a du temps à perdre ».
Georges Bernanos
Et pourtant pour Bernanos, la plus petite preuve de résistance est un phare dans la nuit. Chaque insurrection, aussi modeste soit-elle, est un espoir car « aussi longtemps que tueront, brûleront, écorcheront, disséqueront les machines à tuer, nous saurons du moins qu’il y a encore des hommes libres, ou du moins suspects de l’être. » Ce qui est salvateur, c’est la colère de ceux qui résistent au nouvel ordre. Ceux qui se lèvent vent debout face à la déraison qui produit la modernité. Aussi, l’ennemi de la technique est celui « qui a du temps à perdre », celui qui « croit à autre chose qu’à la technique ».
Celui qui prend le temps de penser par lui-même. Ce qu’invite à faire Georges Bernanos dans La France contre les robots.
j’ai l’impression de feuilleter une partie du livre de ma vie.
Et bien vous devriez peut-être écrire un livre 🙂 !
[…] de bibliographie » de l’ouvrage, on saisit que ce ton n’a rien d’étonnant. Comme un Bernanos outillé des concepts elluliens, Defourny conjugue son dégoût du vide de la modernité avec […]